A l'arrivée du printemps, la nature a parlé avec les langues des ruisseaux qui réjouissent le coeur. Elle a souri avec les lèvres des fleurs qui égaient l'âme.
Puis, courroucée, elle a démoli la belle ville
et fait oublier à l'homme la douceur de ses mots et la délicatesse des ses sourires.
Une terrible force aveugle a détruit en l'espace d'un instant
ce que les générations avaient érigé.
Une mort injuste a pris les habitants par le cou dans ses griffes acérées
et les a écrasés avec cruauté.
Un feu dévorant a englouti biens et vies.
Une nuit noire a enseveli la beauté de la vie sous des couvertures de cendres. Des éléments terribles se sont déchaînés pour combattre l'homme faible, saccager ses habitations et pulvériser ce qu'il avait patiemment assemblé. Un violent séisme que la Terre portait dans ses entrailles et qu'après des couches douloureuses elle a enfanté en ruines et malheurs.
Tout cela s'est passé tandis que l'âme, triste, regardait de loin
en méditant et en souffrant.
Elle méditait sur la capacité limitée de l'homme
face aux forces dénuées de raison
et souffrait avec les victimes fuyant le feu et la destruction.
Elle méditait sur les ennemis des descendants d'Adam
enfouis sous les couches de la Terre
et entre les subtiles particules de l'éther
et souffrait avec les mères gémissantes et les enfants affamés.
Elle méditait sur la cruauté de la matière et sur son mépris à l'égard de la précieuse vie et souffrait avec ceux qui dormaient la veille en toute confiance dans leurs maisons et qui se retrouvent aujourd'hui debout au loin à pleurer la belle ville avec des sanglots douloureux et des larmes amères.
Elle méditait sur la manière dont l'espoir s'est transformé en désespoir,
la joie en tristesse et le confort en torture
et souffrait avec les coeurs
qui frémissaient au milieu des griffes du désespoir, de la tristesse et de la torture.
Ainsi l'âme s'est-elle trouvée tiraillée entre compassion et méditation, tantôt se laissant tenter par le doute de la justice des lois qui relie toutes les forces entre elles et tantôt susurrant à l'oreille du silence :
"Par-delà l'existence, il est une sagesse sempiternelle qui, à partir des catastrophes et des fléaux, crée des bienfaits que nous ne pouvons voir dans l'immédiat. Le feu, les séismes et les tempêtes sont au corps de la Terre ce que sont la haine, la rancune et le mal pour le coeur humain : ils se révoltent, éclatent puis s'apaisent. De leur révolte, de leur éclatement et de leur apaisement les dieux créent une belle connaissance que l'homme achète au prix de ses larmes, de son sang et de ses biens."
Les souvenirs m'ont saisi alors que le désastre de cette nation emplissait les oreilles de gémissements et de sanglots. J'ai vu alors défiler dans ma mémoire nombre de leçons et d'épreuves sur la scène des jours. J'ai vu l'homme dans toutes ses représentations dresser sur la poitrine de la Terre des citadelles, des palais et des temples que la terre engloutissait dans son sein.
J'ai vu les puissants ériger des édifices solides,
les sculpteurs créer à partir du roc des images et des silhouettes
et les peintres orner les murs et les halls de fresques et de tapisseries.
Et j'ai vu la terre ferme ouvrir sa bouche béante et avaler sans scrupules
ce qu'avaient créé des mains raffinées et des esprits ingénieux,
effaçant par sa cruauté les images et les silhouettes,
détruisant par son exaspération les dessins et les fresques,
enterrant avec sa violence la somptuosité des colonnades et des murs,
jouant le rôle d'une belle femme
qui revêt des parures façonnées par les descendants d'Adam,
se contentant des apparats recueillis dans les prés verts brodés de l'or des sables et des joyaux des graviers...
Pourtant, j'ai vu, au coeur de ces effroyables désastres et de ces terribles calamités, la part divine en l'homme se dresser comme un titan méprisant la stupidité de la Terre et la colère des éléments, comme une colonne de feu au milieu des ruines de Babylone, de Ninive, de Palmyre, de Pompéi et de San Francisco. Elle chante le cantique de l'éternité: "Que la Terre prenne ce qui lui revient, car moi, je suis sans fin."
Khalil Gibran
Ecrit à la suite du terrible séisme survenu à san Francisco le 18 avril 1906
proposé par mamadomi
rééd° du 27 11 08
dédicace spéciale aux Italiens