Puisque la famille peut modifier la souffrance d'un de ses membres, la culture peut aussi lui donner des sens très différents. Dans une société où les chamans ont encore un rôle à jouer comme en Sibérie, il y a peu de psychotraumatismes. Le réel est très dur, il inflige des expériences cruelles, mais à peine un membre est-il blessé que le groupe, orchestré par le chaman, l'entoure et le réintègre grâce à des rituels magiques. Il s'agit de contrôler l'adversité au moyen de chants, de danses, de maquillages et de formules qui chassent le mauvais esprit et permettent au blessé de reprendre possession de son monde intime fracassé par l'accident. Le trauma a existé dans le réel comme une blessure parfois grave, mais le traumatisme n'a pas eu le temps de se développer puisque la meurtrissure a été aussitôt pansée par l'entourage et intégrée dans le mythe culturel.
Il s'est passé un phénomène analogue aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Les New-Yorkais n'avaient pas une réputation de grande tendresse: "Si quelqu'un tombe dans la rue, on l'enjambe pour ne pas arriver en retard au bureau", disait le stéréotype. L'incroyable horreur des tours qui s'effondraient en brûlant a instantanément provoqué un réflexe de solidarité: les familles, les amis et même les inconnus sont accourus pour aider les New-Yorkais en difficulté. On n'evait jamais vu autant de restaurateurs dresser des tables dans la rue afin que les sauveteurs puissent se reposer et s'alimente gratuitement avant de se relancer dans la bataille. Le monde entier a cherché à comprendre ce qui s'était passé et à faire des projets afin de se défendre... ou de contre-attaquer. Dans le réel, le coup a été immense, mais dans les années qui ont suivi l'attentat, la culture new-yorkaise a changé: on se parle, on s'invite, on s'entraide et le taux de suicide n'a jamais été aussi bas depuis 1930! Le chaman sibérien et le restaurateur new-yorkais nous permettent de comprendre à quel point la culture participe au traumatisme.
On n'a jamais si bien entouré nos enfants. On n'a jamais si bien compris leur monde intime et pourtant, ils n'ont jamais été autant déprimés et anxieux. Tout le monde s'en étonne, sauf si l'on admet que comprendre n'est pas soigner, et qu'il n'y a pas de progrès sans prix à payer. A l'époque encore récente où la technologie ne nous permettait pas de nous abstraire du monde sensible, les corps constituaient les principaux outils pour agir sur le réel, mieux que les machines. Les hommes produisaient du social avec leur dos et leurs bras en descendant à la mine et les femmes qui déjà travaillaient beaucoup aux champs et dans les usines pérennisaient cette culture avec leur ventre en mettant au monde des futurs soldats, ouvriers, paysans ou princesses. Aujourd'hui, ceux qui savent commander aux machines commandent au monde et cette victoire a pour effet de créer une humanité virtuelle avec un monde affectif extrêmement dilué. Au Moyen Age, on vivait dans un monde de représentations qui nous permettaient de mieux supporter la mort des enfants, ou la famine fréquente. Aujourd'hui, grâce à nos progrès techniques, nous contrôlons mieux ce réel, mais les hommes ne peuvent plus faire l'offrande de leur travail aux femmes puisqu'elles gagnent leur vie elles-mêmes. Et les femmes assument moins leur rôle de liant familial puisqu'elles n'acceptent plus de se sacrifier. Ces progrès permettent de mieux maîtriser les coups portés par le réel et d'épanouir les personnalités, quel que soit le sexe, mais la dilution des liens constitue l'effet secondaire de cette amélioration puisque chacun a moins besoin de l'autre pour survivre et se développer. Nos progrès techniques et culturels évitent un grand nombre de traumas réels mais, en cas de malheur, nous empêchent de maîtriser leurs conséquences psychiques en supprimant l'effet chaman.
Un autre effet secondaire de l'épnouissement des personnalités se trouve dans la déparentalisation. Le salariat, incontestable progrès technique, donne un grand confort aux hommes et une très grande liberté aux femmes. En Suède où la classification sociale se fait moins sur la hiérarchie des compétences (les experts en haut, les moins qualifiés en bas), on constate que les hommes s'épanouissent mieux dans les entreprises privées et que les femmes se socialisent mieux dans les structures salariées stables comme la médecine d'Etat ou les institutions publiques. Ce qui revient à dire qu'en cas de trauma le salariat qui sécurise et engourdit les hommes protégera mieux les femmes et que l'Etat qui participe à cette émancipation modifie et sexualise les tuteurs de résilience.
Depuis 3 décennies, la transformation des liens du couple et des rôles parentaux a complètement changé la structure familiale dans laquelle se développent nos enfants. Leur monde sensoriel, les rythmes quotidiens, l'investissement parental ne sont plus les mêmes. Il y a 50 ans, une petite fille était mise au monde pour soutenir la vie familiale et un petit garçon était voué à devenir le "bâton de vieillesse" de ses parents dans une société dépourvue de caisses de retraite. Les bébés ne sont plus pensés ainsi, la filiation est métamorphosée. L'enfant ne descend plus de ses parents, c'est plutôt lui qui ordonne le foyer, rythme les journées, les sorties, les vacances et les déménagements. L'instabilité croissante des nouvelles structures familiales crée des systèmes à polyattachements qui parfois conviennent à l'enfant en lui permettant d'échapper à un parent tyrannique ou psychiquement altéré, mais qui peuvent aussi disposer autour de lui quelques adultes dont l'attachement fugace ne permet pas d'acquérir une affection sereine.
L'avenir de cette manière d'aimer n'est pas assuré. Les groupes sociaux, les familles ou les individus qui pensent que l'aventure de la personne est une valeur prioritaire défendront ces styles affectifs. Mais ceux qui sont angoissés par l'aventure de l'autonomie découvriront les vertus des mariages arrangés "à la moderne" où les adultes proposent aux jeunes gens un petit choix de possibles. Ils pourront ainsi rencontrer quelques prétendants désignés à l'intérieur d'un groupe religieux, social ou racial, afin que le sentiment d'appartenance soit préservé. Le lien entre les générations sera renforcé par le respect des anciens, l'acceptation de leurs valeurs et l'aide affective et matérielle qu'ils en recevront en retour.
Boris Cyrulnik