Aaron Jasinski
(...) [Les richesses, fruits d'innombrables efforts, ont suscité des convoitises: il a fallu se donner un système de protection... Et c'est ainsi que les notions de propriété privée, de division des tâches, de hiérarchie, de rentabilité, de défense nationale, de guerre, de protection des biens et des personnes ont commencé à prendre de l'ampleur et à se complexifier jusqu'à la société que nous connaissons aujourd'hui.]
Jean Guilaine retrace bien ce processus, et la contrainte qu'elle génère:
Ayla Bouvette v
"En récoltant son blé au lieu de cueillir 3 glands et 2 prunelles, l'homme a pu faire des réserves, nourrir davantage de bouches, faire croître sa famille... Mais il s'est piégé. Car en même temps, il a dû s'occuper des champs et des animaux, défricher, arracher les souches avec des petites haches polies, biner, planter, récolter... L'homme a généralisé le travail, il a capitalisé, créé des richesses, des surplus. Mais en même temps, il s'est donné un société pyramidale, il a accentué la contrainte. L'espoir représenté par la révolution agraire et urbaine du néolithique s'est en partie retourné contre lui. L'homme est devenu l'esclave de ce qu'il a créé."
Jean Clottes, de son côté, affirme:
"La guerre ne commencera vraiment qu'avec la propriété, lorsque les Néolithiques auront des champs et des troupeaux à défendre de la convoitise d'autres groupes."
Jacques Marseille, à son tour, déclare:
"Avec l'agriculture, l'homme était conduit à travailler davantage.
Piégé par le développement technique,
il se condamnait aux travaux forcés à perpétuité."
Car en effet, pour soutenir cet édifice social, il a fallu convaincre les hommes de la nécessité de s'adonner tous les jours à une activité bien peu naturelle: le travail. Travailler pour soi et pour sa famille, encore, cela reste motivant, mais cela suppose alors que toutes les personnes valides travaillent. Or il a dû bien vite se trouver des petits malins pour essayer de convaincre ou d'obliger les autres à travailler pour eux, afin qu'eux-mêmes puissent jouir de la vie plutôt que de la perdre à travailler.
La discrimination entre citoyen et esclave dans la Rome antique en est un bel ex: pendant que les citoyens s'adonnaient aux orgies dans les thermes, les esclaves trimaient pour produire les conditions de leur bien-être. Et quand l'esclavage a été aboli, pour mettre l'homme au travail et l'y maintenir, il a fallu le castrer de ses instincts vitaux et le soumettre par une idéologie: ça été la fonction de la religion et de la morale.
Le professeur Michel Maffesoli est on ne peut plus clair sur ce point:
"Un tel effort disciplinaire visait, et vise toujours, cette part incontrôlable, cette part "naturelle", cette part d'ombre qui toujours inquiète, et qui surtout se plie difficilement au principe de réalité, ou dans son sens le plus large, à la mise au travail. C'est pour cela et pour nulle autre raison que la morale est tyrannique."
Ce conditionnement à la productivité peut générer une perte du sens de la vie chez des personnes "improductives", du fait d'une maladie, d'une invalidité, du chômage ou de la retraite.
"A quoi bon vivre, puisque je suis inutile?"
ai-je souvent entendu de la part de patients dépressifs. Pour leur répondre, il m'est arrivé d'avoir recours à une métaphore. Cette métaphore s'appuie sur un animal: le taureau.
Le taureau, pour l'inconscient collectif, est un symbole de la puissance de l'instinct, un symbole de la fertilité de la terre nourricière. Au paléotlithique, comme le suggèrent les peintures rupestres, le taureau était adoré. L'instinct était alors révéré et célébré dans l'orgiasme. Quelque chose de ces partiques nous est parvenu sous une forme disqualifiée à travers le culte du veau d'or, ou encore, de manière inversée, à travers la corrida. A partir du néolithique, le taureau est domestiqué, ligoté, enfermé. Sa puissance instinctive est mise au service du labeur. Pour cela, on le castre, car un taureau entier ne se laisserait pas attacher à une charrue: un taureau entier préfère courir derrière les vaches! Seul le boeuf accepte de tirer tristement sa charrue, sous le fouet du paysan.
Claude Théberge v
Ce que nous avons fait avec le taureau au-dehors, nous l'avons aussi fait avec notre partie animale, càd avec notre instinct, au-dedans. Pour convaincre des êtres humains de travailler sérieusement plutôt que de célébrer le plaisir des sens, il a fallu, en effet, les castrer - mentalement cette fois-ci - afin qu'ils dévalorisent et répriment leurs pulsions de vie, et qu'ils adorent le régime de sacrifice et de productivité qu'on leur proposait. C'est pour cela que les patients dépressifs, au chômage, en invalidité ou à la retraite, tournent à vide et ne voient plus de sens à leur vie, maintenant qu'ils se perçoivent comme "inutiles". Parce qu'ils n'ont jamais appris à faire autre chose de leur vie que travailler.
Henri Laborit dénonce fort justement cette machination infernale:
"Toute une idéologie de la souffrance est née au cours des siècles, qui a permis aux dominants de s'abreuver aux sources du plaisir en persuadant les dominés qu'ils avaient bien de la chance dans leur souffrance car elle leur serait remboursée au centuple dans l'autre monde."
La morale a infiltré l'inconscient collectif à un point tel que l'on peut voir aujourd'hui des ouvriers au chômage manifester pour revendiquer leur droit au travail. Les mêmes ouvriers, pourtant, lorsqu'ils peuvent bénéficier d'une allocation suffisante, se tiennent + tranquilles.
Comment comprendre que ceux qui réclament du travail ne demandent plus rien lorsqu'on leur verse de quoi vivre, sinon que leur vraie demande est précisément de vivre et de faire vivre leur famille, et pas du tout de travailler, en fait -à part pour une minorité de personnes, ayant un métier qui leur plaît et ayant atteint un niveau de sublimation tel qu'elles prennent un réel plaisir à travailler. Car comme l'écrit Freud avec humour:
"Le travail ne jouit que d'une faible considération dès qu'il s'offre comme moyen de parvenir au bonheur. C'est une voie dans laquelle on est loin de se précipiter avec l'élan qui nous entraîne vers d'autres satisfactions. La grande majorité des hommes ne travaillent que sous la contrainte de la nécessité, et de cette aversion naturelle pour le travail naissent les problèmes sociaux les + ardus."
< Katarina Jiva Vare
Il m'apparaît ainsi que l'être humain, pas + que les autres animaux, n'est biologiquement consitué pour travailler. L'être humain est fait pour vivre, pour s'émerveiller, pour aimer, pour penser, pour jouir, pour créer. Il peut se contraindre au travail si sa survie en dépend, et se soumettre aux règles de la vie sociale qui en découlent. Mais alors, comme la psychanalyse nous l'a appris, frustration, répression, culpabilité et violence s'accumulent en lui, générant des maladies dans son corps et des guerres dans le corps social.
à suivre...
Bruno Ribant
Sandeep Chandran
proposé par mamadomi