Thuan Xuan Thuan
L'étrange notion d'univers parallèles a surgi à plusieurs occasions en physique. Une interprétation possible de la mécanique quantique, dérivée des travaux du physicien américain Hugh Everett►, dit en effet que l'univers se divise en 2 exemplaires presque identiques chaque fois que s'offre une alternative ou un choix. Certains univers ne se distingueraient du nôtre que par la position d'un seul électron dans un seul atome. D'autres différeraient davantage. Il y en aurait un où tu serais parti te promener au lieu de rester ici à parler avec moi. D'autres univers existeraient où le Tibet n'aurait pas été envahi par la Chine et où l'homme n'aurait pas marché sur la Lune. D'autres encore différeraient de façon + fondamentale: ils auraient des constantes physiques, des conditions initiales et des lois physiques différentes. A chaque dédoublement de l'univers, toi et moi nous nous dédoublerions. Ces univers parallèles seraient déconnectés les uns des autres, de sorte qu'il n'y aurait aucune communication possible entre eux.
Matthieu Ricard
Dans le cas des êtres conscients, cette hypothèse impliquerait que notre flux de conscience se divise en 2 à chaque fois qu'une pensée surgit dans notre esprit ou qu'un atome bouge dans notre cerveau. La notion de flux individuel de conscience n'aurait plus de sens.
Thuan
C'est un argument intéressant contre les univers parallèles! Moi-même, je trouve très bizarre l'idée que l'univers se divise en 2 chaque fois qu'il y a choix ou décision. Il n'est pas du tout évident que de telles divisions de notre corps et de notre esprit puissent se produire sans que nous en soyons conscients.
Matthieu
Chacune de nos décisions, de nos pensées, aurait effectivement la faculté de créer un univers entier. Il y aurait un univers dans lequel j'aurais décidé d'aller à droite, ce que j'ai fait dans "mon" univers, et un autre univers dans lequel j'aurais décidé d'aller à gauche, ce qui, pour moi, n'est pas le cas. Cela reviendrait à dire que l'idée virtuelle "j'aurais pu tourner à gauche" pourrait sécréter un autre univers. Ce dernier n'est-il pas aussi irréel que le fils d'une femme stérile?
Le bouddhisme conçoit une pluralité de mondes ou d'états d'existence, mais il n'est pas d'accord sur la notion d'univers parallèles avec lesquels il n'y aurait aucune communication possible, parce que ces fractures vont à l'encontre de l'interdépendance globale des phénomènes. Si, à chaque instant, il se créait autant d'univers que de particules dans l'univers (ces particules changeant continuellement d'état, à chaque changement devraient correspondre au moins 2 univers), ce processus détruirait toute notion de causalité. En effet, les mêmes causes et les mêmes conditions initiales pourraient conduire simultanément à 2 résultats opposés.
Thuan
C'est bien le cas en mécanique quantique. Les univers parallèles expriment ce qu'on appelle le "hasard vrai", càd l'absence supposée de cause¹. Tous les choix devant se réaliser, il n'y aurait plus de véritable choix. La notion de responsabilité morale n'aurait plus lieu d'être. Ainsi, un criminel dans ce monde d'univers parallèles aurait beau jeu pour plaider la clémence du jury: même s'il a commis un crime dans cet univers, un de ses doubles ne l'aurait pas commis dans un univers parallèle.
Matthieu
Cette théorie implique également que ces univers multiples ne puissent pas communiquer entre eux, car, s'ils le pouvaient, des informations incompatibles coexisteraient: je pourrais être au même instant vivant dans un univers et mort dans l'autre. Cette incommunicabilité diviserait irréversiblement la globalité de l'univers. Or la globalité des phénomènes mise en évidence par la physique quantique (par le thérorème de Bell et l'expérience EPR...), de même que par la philosophie bouddhique de l'interdépendance globale, vont à l'encontre d'une telle fragmentation. Qu'est-ce qui pourrait "sortir" de l'infinité des phénomènes reliés entre eux depuis toujours et pour toujours? Si les phénomènes n'existent que sur le mode de l'interdépendance, il est impossible de les séparer sans les faire disparaître. Des univers incompatibles ne peuvent cohabiter au sein de cette globalité infinie et le fait que, selon le bouddhisme, le monde des phénomènes soit dépourvu de réalité ultime ne permet pas pour autant la coexistence de phénomènes mutuellement exclusifs.
La réalisation simultanée de tous les possibles, postulée par la théorie des univers parallèles, implique donc le hasard vrai. Si les phénomènes pouvaient ainsi se manifester en l'absence de cause, tout pourrait naître de n'importe quoi. S'il n'y a pas de hasard vrai et que les phénomènes sont régis par l'interdépendance globale (ce qui est différent du déterminisme absolu, puisque le nombre des causes et des conditions est illimité), toutes les alternatives ne peuvent pas se réaliser.
Thuan
Je suis d'accord avec toi; je ne trouve pas cette notion d'univers parallèles très plausible. Comment notre conscience et notre individualité pourraient-elles se diviser en de multiples copies sans que nous nous en rendions compte? Mais la notion d'univers multiples surgit dans d'autres contextes. J'ai déjà mentionné l'idée d'univers cycliques, ceux qui ont la faveur du bouddhisme, dans lequel un big bang serait suivi d'un big crunch, qui serait suivi d'un autre big bang, et ainsi de suite.
Ces univers existeraient non pas parallèlement dans le temps, mais en succession (en admettant que le temps possède une continuité à travers les multiples big bang et big crunch). Chaque fois que l'univers renaîtrait de ses cendres, il repartirait avec une nouvelle combinaison de constantes physiques et de conditions initiales. La quasi-totalité des cycles produirait des univers infertiles, càd incompatibles avec l'apparition de la vie et de la conscience, sauf un de temps à autre, qui, comme le nôtre, posséderait par hasard une combinaison gagnante. Mais pour l'instant, les observations astronomiques semblent indiquer que l'univers ne possède pas la quantité de matière nécessaire pour que sa gravité renverse le mouvement de fuite des galaxies et mène à un big crunch. Jusqu'à nouvel ordre, l'expansion de l'univers est éternelle.
Mais les physiciens, jamais à court d'imagination, ont proposé un scénario où un nouveau big bang peut surgir sans big crunch. L'Américain ◄Lee Smolin, inspiré par le fait que le big bang et le centre d'un trou noir² sont tous 2 caractérisés par une extrême densité de matière, a spéculé qu'un nouvel univers peut surgir des entrailles d'un trou noir, dans une fantastique explosion créant un nouveau domaine de temps et d'espace à la manière de notre big bang. Ce nouvel univers serait totalement déconnecté du nôtre, car aucune information ne peut sortir du coeur du trou noir pour rentrer dans notre univers. Pour l'instant, ce scénario n'a aucun support expérimental et relève de la science-fiction plutôt que de la science.
Matthieu
Ce nouvel univers serait peut-être déconnecté du nôtre du point de vue de la transmission d'informations, mais pas du point de vue causal, puisque le trou noir provient bien de notre univers. Il y aurait donc bien une continuité.
Thuan
La théorie du big bang permet également de concevoir une variante de la théorie des univers parallèles: le physicien russe Andréï Linde (Photo: Fred Mertz)► a décrit un scénario dans lequel chacune des fluctuations infinies de la mousse quantique originelle donne naissance à un univers, si bien que notre monde ne serait qu'une petite bulle dans un méta-univers composé d'une infinité d'autres bulles qui n'abriteraient pas de vie consciente, la combinaison de leurs contantes et leurs lois physiques ne le permettant pas.
Voilà pour l'hypothèse du pur hasard. Personnellement, je trouve l'idée des univers parallèles difficile à accepter. Qu'ils soient inaccessibles à l'observation, et donc invérifiables, fait violence à ma sensibilité d'observateur de l'univers. Sans vérification expérimentale, la science a tôt fait de s'enliser dans la métaphysique.
Matthieu
Et pourtant les thèses métaphysiques ne cessent de jouer un rôle dans la pratique des scientifiques! Lorsque plusieurs hypothèses incompatibles entre elles mais également aptes à rendre compte de faits expérimentaux se présentent, ce sont bien souvent des préférences d'ordre métaphysique qui font pencher le physicien d'un côté ou de l'autre.
Déclarer que tout ce qui est inaccessible à l'observation n'existe pas est, par ex, une position métaphysique. Encore faudrait-il prouver cette inexistence.
Thuan
Je t'accorde que c'est un parti pris métaphysique de ma part. Mais, en science, c'est toujours l'observation qui a, en fin de compte, décidé du sort des théories. Par ex, la théorie de la gravité d'Einstein a remplacé celle de Newton parce que la relativité expliquait des observations que la théorie de Newton était incapable de décrire [et aujourd'hui d'autres observations et projections décident du sort de la théorie d'Einstein!]. Aussi belle et harmonieuse soit la théorie de la relativité, elle ne se serait pas imposée sans vérifications expérimentales. C'est en quelque sorte mon pari pascalien, pari qui est en partie motivé par le principe d'économie qu'on appelle aussi "rasoir d'Occam", du nom du théologien et philosophe Guillaume d'Occam (!!)▲ qui vécut au XIVè s. Ce principe consiste à éliminer systématiquement toutes les hypothèses qui ne sont pas nécessaires à l'explication d'un fait et considère qu'une explication simple d'un phénomène a + de chances d'être vraie qu'une explication compliquée. Pourquoi, dans ce cas, créer une infinité d'univers infertiles juste pour en avoir un qui soit conscient de lui-même?
voir aussi: Sarkozy et le rasoir d'Occam ici
Matthieu
Tu parles comme si un Créateur avait fait un certain nombre de ratés avant de produire le bon univers, celui qui nous abrite. Cela supposerait à nouveau que la création de la vie et celle de la conscience constituent un but. Mais le but de qui? D'un être conscient? D'où vient-il? D'un Créateur de Créateur? Sinon, n'a-t-il d'autre cause que lui-même? A-t-il toujours été, étant lui-même sans cause? Mais si la cause n'a pas de commencement, de phénomènes animés et inanimés qui, de ce fait, ne peuvent jamais être fondamentalement incompatibles.
Le rationaliste Guillaume de Baskerville dans "le Nom de la Rose", film de J-Jacques Annaud adapté du roman d'U.Eco. Son nom fait réf. à la fois à Guillaume d'Ockham (v. 1285-1347), auteur du principe scientifique -cher aux sceptiques- dit du rasoir d'Ockham, et au détective Sherlock Holmes, dt l'une des + fameuses enquêtes est bien sûr "le Chien des Baskerville". Ce moine franciscain fictif y apparaît comme le disciple d'un des pionniers de la méthode scientifique, Roger Bacon, 1214-94 Blog scepticsme scientifique
Thuan
Tu soulèves des questions qui ont préoccupé théologiens et philosophes de tout bord et de tout temps, et pour lesquelles je n'ai évidemment pas de réponses. C'est un pari métaphysique. Une autre raison pour laquelle je m'insurge contre l'hypothèse du hasard est que je ne puis concevoir que toute la beauté, l'harmonie et l'unité du monde soient le seul fait de la chance. L'univers est beau: les couchers de soleil rougeoyants, les délicats contours d'un pétale de rose, les images somptueuses des pouponnières stellaires ou les tracés élégants des bras spiraux d'une galaxie nous touchent au + profond de l'âme. L'univers est harmonieux parce que les lois qui le régissent ne varient ni dans le temps ni dans l'espace.
lorsque 2 solutions ou théories traitant du même sujet sont en compétition, la + simple est souvent la meilleure ici
Matthieu
L'argument de la beauté ne tient pas debout! La notion de beauté est entièrement relative. Le pétale de rose est beau pour le poète, nourriture pour l'insecte, et rien du tout pour la baleine. Les spirales galactiques n'étaient belles pour personne jusqu'à ce qu'une minorité d'êtres humains aient pu les contempler au XXè s. Si l'univers avait été réglé pour que surgisse un observateur capable d'apprécier sa beauté et son harmonie, il suffirait que cette beauté s'étale devant les yeux des quelques êtres intelligents dispersés ici et là dans l'uinvers. A quoi peut servir la beauté des planètes inhabitées ou inhabitables, des galaxies que personne ne contemplera jamais et qui se languiraient dans l'attente d'admirateurs?
Thuan
C'est vrai qu'au 1er abord, cela semble aller à l'encontre du "rasoir d'Occam". Mais, en principe, ces planètes et galaxies peuvent un jour être observées par nous ou par une intelligence extra-terrestre.
Matthieu
Cette notion de finalité semble bien artificielle.
Thuan
Dernier argument pour mon pari contre le hasard: il existe une profonde unité dans l'univers. A mesure que la physique a progressé, des phénomènes que l'on croyait totalement distincts ont pu être unifiés. Au XVIIè s., Newton unifie le ciel et la Terre:
- c'est la même force universelle, la gravitation, qui dicte la chute d'une pomme dans le verger et le mouvement de la Lune autour de la Terre.
- Au XIXè s., Maxwell► montre que l'électricité et le magnétisme ne sont que 2 aspects différents d'un même phénomène.
- Il comprend ensuite que les ondes électromagnétiques sont des ondes de la lumière.
- Au début du XXè s., Einstein unifie le temps et l'espace,
- et, à l'aube du XXIè s., les physiciens travaillent avec acharnement pour unifier les 4 forces fondamentales de la Nature en une seule superforce.
L'univers tend vers l'Un.
Matthieu
L'absence de finalité n'exclut pas l'harmonie et n'implique pas que "l'homme soit perdu dans l'immensité indifférente de l'univers", ou que l'univers soit vide de sens. L'interdépendance du monde et de la conscience permet d'utiliser cette conscience pour progresser vers la connaissance et donne, pour sûr, une signification à l'ensemble.
Thuan
Je dois te préciser que je ne pense pas que l'homme soit la finalité de l'univers. L'univers va continuer à évoluer, et l'homme avec. La vie n'a certainement pas terminé son ascension vers la complexité. Néanmoins, il reste bien difficile pour moi de penser que toute l'évolution cosmique menant à l'homme n'a été qu'une succession d'heureuses coïncidences, de coups de dés chanceux qui auraient tout aussi bien pu ne jamais se produire. ["L’idée que l’ordre et la précision de l’univers, dans ses aspects innombrables, seraient le résultat d’un hasard aveugle, est aussi crédible que si, après l’explosion d’une imprimerie, tous les caractères retombaient à terre dans l’ordre d’un dictionnaire". Einstein].Le hasard dont je parle est différent de celui qu'évoquait ◄Jacques Monod. Quand le biochimiste parlait de hasard, il pensait aux rencontres de hasard entre les quarks pour former les noyaux d'atome, entre les atomes au coeur des étoiles pour alimenter leurs feux, entre les atomes, produits de la combustion stellaire, pour former les molécules interstellaires et les planètes, entre les molécules organiques de l'océan primitif pour moi, le vrai hasard réside dans le choix des constantes physiques et des conditions initiales, et non dans les rencontres de particules et de molécules. Une fois les constantes fixées, la matière contient déjà en elle les germes de l'éclosion de la conscience et la gestation cosmique mène inexorablement jusqu'à nous.
Ce disant, je ne prône nullement un univers complètement déterministe comme celui de Newton et de Laplace. Il serait absurde de penser que le fait que nous soyons là en train de discuter ait été déterminé dès les 1ers instants de l'univers. Je dis seulement qu'une fois les lois physiques fixées, celles-ci fournissent une trame sur laquelle la Nature peut broder. Le flou quantique dans le monde des atomes, le chaos dans le monde macroscopique et les phénomènes contingents (comme l'astéroïde qui est venu frapper la Terre il y a 65 millions d'années et a tué les dinosaures, permettant ainsi l'émergence de nos ancêtres les mammifères) ont libéré la Nature de son carcan déterministe et lui permettent de se montrer inventive en fabriquant la complexité. Comme le jazzman brode autour d'un thème général pour improviser de nouvelles phrases mélodiques au gré de son inspiration et de la réaction du public, la Nature se montre spontanée et ludique en jouant avec les lois physiques fixées dès le début de l'univers, et en créant la nouveauté.
En fin de compte si on écarte le hasard et la théorie des univers parallèles et si on postule qu'il y a un seul univers, le nôtre, je pense qu'il faut parier, comme Pascal, sur l'existence d'un principe créateur.
à suivre :o)
Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan
¹ Toutefois, le hasard vrai n'est pas démontrable, car les conséquences de l'indéterminisme et d'un chaos déterministe sont indistinguables.
² Un trou noir est une singularité dans l'espace résultant de l'effondrement gravitationnel d'une étoile massive à la fin de sa vie. Le trou est "noir" car la gravité y est si grande que la lumière ne peut pas s'en échapper.
proposé par mamadomi