Trinh Xuan Thuan
Depuis le XVIè s., l'homme n'a cessé de rapetisser dans l'espace. En 1543, le chanoine polonais Nicolas Copernic déloge la Terre de sa place centrale et la relègue au rang de simple planète tournant autour du Soleil. Depuis, le fantôme de Copernic n'a cessé de faire des ravages. Si notre planète n'occupait pas le centre du monde, notre astre devait sûrement l'occuper.
Mais voilà que l'astronome américain ◄Harlox Shapley découvre que le Soleil n'est qu'une simple étoile de banlieue parmi la centaine de milliards d'autres qui composent notre galaxie. La Voie lactée n'est elle-même, on le sait mintenant, qu'une parmi les quelque 100 milliards de galaxies de l'univers observable, dont le rayon s'étend à quelque 15 milliards d'années-lumière. L'homme n'est qu'un grain de sable sur la vaste plage cosmique. L'homme a aussi rapetissé dans le temps. Dans un calendrier où les 15 milliards d'années de l'univers compteraient pour une année, l'homme civilisé ne ferait son entrée que le 31 décembre à 23h59.
Cette réduction de l'homme à l'insignifiant conduisit au cri d'angoisse de Pascal au XVIIè s.:
"Le silence éternel des espaces infinis m'effraie",
auquel firent écho, 3 siècles + tard, le biologiste français Jacques Monod►:
"L'homme est perdu dans l'immensité indifférente de l'univers où il a émergé par hasard",
et le physicien américain ▼Steven Weinberg:
"Plus on comprend l'univers, + il nous apparaît vide de sens."
Pour moi, l'homme n'a pas émergé par hasard dans un univers indifférent. Au contraire, tous 2 sont en étroite symbiose: si l'univers est si grand, c'est pour permettre notre présence.
Matthieu Ricard
Méfie-toi, cela ressemble un peu à ce que disait Bernardin de Saint-Pierre:
"Les citrouilles sont divisées en tranches parce qu'elles sont faites pour être mangées en famille!"
Thuan
Il faut certes se méfier des arguments finalistes. La science elle-même est née du rejet systématique et catégorique de l'explication des phénomènes en termes de "causes finales" ou de "projet", notions qui sont plutôt propres aux doctrines religieuses. Toutefois, la cosmologie moderne a découvert que l'existence de l'être humain semble être inscrite dans les propriétés de chaque atome, étoile et galaxie de l'univers et dans chaque loi physique qui régit le cosmos; Il aurait suffi que les propriétés et les loi sde l'univers aient été tant soit peu différentes, et nous ne serions pas là pour en parler. L'univers aurait contenu en germe, dès le début, les conditions requises pour l'émergence d'un observateur. Selon le physicien anglo-américain Freeman Dyson▼:
'L'univers savait quelque part que l'homme allait venir."
Matthieu
Qu'il y ait un reflet de notre existence dans chaque élément de l'univers révèle leur compatibilité mutuelle. De là à introduire une notion de finalité, il y a une sacrée différence!
Thuan
Pourtant, l'univers semble être parfaitement réglé pour l'apparition des êtres vivants. Comment s'en est-on aperçu? Bien sûr, on ne peut recréer le big bang dans un laboratoire, mais les astrophysiciens savent jouer les Créateurs en utilisant leurs ordinateurs et leurs équations pour construire des modèles d'univers, des "univers-jouets".
Il faut savoir que l'évolution de notre univers, ou de tout autre système physique, est déterminée par ce qu'on appelle des "conditions initiales" et par une quinzaine de nombres dits "constantes physiques".
La courbe tracée par une balle dans l'espace avant de retomber sur le sol peut être décrite très précisément.
- Pour ce faire, un physicien utilisera la loi de la gravitation de Newton et sa connaissance des conditions initiales, càd la localisation et la vitesse de la balle à l'instant où elle a quitté ta main.
- La loi de Newton dépend à son tour d'un nombre appelé "constante de gravitation", qui dicte l'intensité de la force de gravité.
- De même, il y a 3 autres nombres qui contrôlent l'intensité des forces nucléaires forte et faible et de la force électromagnétique.
- Il y a ensuite la vitesse de la lumière et la constante de Planck▼ qui détermine la taille des atomes.
- Viennent ensuite les nombres qui caractérisent la masse des particules élémentaires:
celle du proton, celle de l'électron, etc...
Ces constantes, comme leur nom l'indique, ne varient ni dans l'espace ni dans le temps. Nous avons pu le vérifier avec une grande précision en observant des galaxies très lointaines, mais nous ne disposons pour l'instant d'aucune théorie physique expliquant pourquoi ces constantes ont la valeur qu'elles ont plutôt qu'une autre. Ces nombres nous sont donnés, et il faut vivre avec.
Matthieu
N'y a-t-il vraiment aucune explication?
Thuan
En dehors du pur hasard, dont nous reparlerons, il y a certes la théorie des supercordes, selon laquelle les particules élémentaires sont des vibrations de bouts de ficelle infiniment petits. La masse ou la charge de telle ou telle particule serait alors déterminée par le mode de vibration des cordes. Mais c'est seulement remplacer un problème par un autre, car la théorie n'explique pas pourquoi les vibrations des cordes ont une telle valeur plutôt qu'une autre.
Matthieu
Ces constantes physiques pourraient être différentes dans d'autres univers?
Thuan
Dans le contexte de la physique actuelle, il n'y a aucune raison qui interdirait leur variation d'un univers à un autre. Ces constantes jouent un rôle décisif dans l'évolution de l'univers, car ce sont elles qui déterminent non seulement la masse et la taille des galaxies, des étoiles et de notre Terre, mais aussi celles des êtres vivants: la hauteur des arbres, la forme d'un pétale de rose, le poids et la taille des fourmis, des girafes et des hommes. La réalité autour de nous serait tout autre si ces constantes avaient des valeurs différentes. Quant aux conditions initiales de l'univers, elles concernent entre autres la quantité de matière qu'il contient ou encore son taux d'expansion initial. Or, les astrophysiciens se sont aperçus, en construisant une multitude d'univers-jouets, que si l'on changeait tant soit peu ces constantes physiques et ces conditions initiales, l'univers serait dépourvu de vie.
Matthieu
De combien devraient-elles changer?
Thuan
Le chiffre exact dépend de la constante ou de la condition initiale dont on parle. Mais, dans tous les cas, un changement infime entraînerait la stérilité de l'univers. Considérons par ex la densité initiale de la matière dans l'univers. La matière exerce une force gravitationnelle attractive qui s'oppose à l'impulsion de l'explosion primordiale et ralentit l'expansion universelle.
Si la densité initiale était trop élevée, l'univers s'effondrerait sur lui-même au bout d'un million d'années, d'un siècle ou même d'un an. Ce laps de temps serait trop court pour que l'alchimie nucléaire des étoiles produise des éléments lourds, comme le carbone, nécessaires à la vie.
Par contre, si la densité initiale de matière était insuffisante, la force de gravité serait trop faible pour que les étoiles se forment. Sans étoiles, adieu aux éléments lourds et à la vie! tout se joue donc sur un équilibre très délicat.
L'ex le + frappant est celui de la densité de l'univers à son commencement (au temps de Planck): elle doit être réglée avec une précision de l'ordre 10-60. Autrement dit, si l'on changeait un chiffre après 60 zéros, l'univers serait stérile: il n'y aurait ni vie ni conscience, et ni toi et ni moi ne serions là pour en débattre. La précision stupéfiante du réglage de la densité initiale de l'univers est comparable à celle dont devrait être capable un archer pour planter une flèche dans une cible carrée d'un centimètre de côté qui serait placée aux confins de l'univers, à une distance de 15 milliards d'années-lumière! Même si la précision du réglage n'est pas aussi spectaculaire pour les autres constantes physiques et conditions initiales, la conclusion reste la même: celles-ci doivent être réglées de façon très précise pour permettre la vie et la conscience. Ainsi, l'homme (ou toute autre conscience dans l'univers) semble reprendre la 1ère place. Non pas la place centrale dans le système solaire qu'il occupait avant Copernic, mais dans les desseins de l'univers. Il ne doit plus craindre l'immensité des espaces infinis, car c'est elle qui lui permet d'exister. L'univers est vaste (on estime qu'il y a un rayon d'env. 15 milliards d'années-lumière) parce qu'il n'a cessé de s'agrandir au cours du temps. Son âge est nécessaire pour donner aux étoiles le temps de procéder à leur alchimie nucléaire et de fabriquer les éléments chimiques indispensables à la vie, et lui permettre de gravir les échelons de la complexité menant à l'homme "plusieurs milliards d'années sont, au sont, au minimum nécessaires.
L'univers semble donc réglé de façon extrêmement précise pour qu'il puisse héberger la vie et la conscience et afin que surgisse un observateur capable d'apprécier son harmonie. C'est ce qu'on apelle le "principe anthropique", du grec anthropos qui veut dire "homme". Ce que j'expose ici est la version dite "forte" du principe anthropique. Il existe aussi une version "faible" qui ne suppose pas une intention dans la Nature; c'est presque une tautologie: "Les propriétés de l'univers doivent être compatibles avec l'existence de l'homme." Le qualificatif "anthropique" est en fait mal choisi. Il sous-entend que l'univers tend vers l'homme exclusivement. En réalité, les arguments ci-dessus s'appliquent à toute forme d'intelligence dans l'univers. La cosmologie moderne redécouvre ainsi la profonde connexion entre l'homme et l'univers. Le message d'espoir de Paul Claudel répond au cri d'angoisse de Pascal et témoigne de ce réenchantement du monde:
"Le silence éternel des espaces infinis ne m'effraie plus. Je m'y promène avec une confiance familière. Nous n'habitons pas un coin perdu d'un désert farouche et impraticable. Tout dans le monde nous est fraternel et familier."
Matthieu
Pour le bouddhisme, le principe anthropique n'a pas grand sens. Il est inutile d'invoquer l'intervention d'un principe organisateur ou d'une finalité quelqconque qui aurait réglé l'univers avec une précision parfaite pour que la conscience apparaisse. La compatibilité entre le monde inanimé et la conscience est simplement due au fait qu'ils coexistent depuis toujours dans un univers sans début. Je ne veux pas dire par là que l'univers est stationnaire, mais que ce qui semble être un début, le big bang par ex, n'est qu'un épisode dans un processus ininterrompu. Les conditions de notre univers actuel sont en harmonie avec elles des univers précédents et futurs, car l'enchaînement des événements implique une continuité et une concordance de nature entre causes et effets.
L'univers n'est pas réglé par un grand horloger (ou une grande horlogère) pour que la conscience apparaisse: ils coexistent depuis des temps sans début et ne peuvent donc pas s'exclure mutuellement. Leur ajustement mutuel est la condition même de leur coexistence. Le problème du principe anthropique et de toute théorie finaliste est de vouloir mettre l'un avant l'autre et d'affirmer que l'un existe pour que l'autre puisse exister. Si l'on considère la globalité de l'univers et l'interdépendance qui est au coeur des phénomènes, il s'agit + d'une question d'unité que de finalité. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les conditions observées dans l'univers soient compatibles avec celle qui permettent l'existence de la vie et de la conscience. Le principe anthropique, conçu de cette façon, revient à dire, en contemplant les 2 moitiés d'une même noix: "C'est incroyable, on dirait que la 1ère coquille a été créée pour permettre à la deuxième de s'emboîter parfaitement avec elle."
Thuan
Je comprends qu'avec l'hypothèse d'une coexistence sans début de la conscience et de la matière, le bouddhisme n'a pas besoin d'un principe anthropique pour expliquer la vie et la conscience. Mais supposons que cette hypothèse ne soit pas valide, et qu'on doive expliquer ce réglage extrêmement précis des constantes physiques et des conditions initiales de l'univers. On peut se demander si ce réglage est accidentel ou nécessaire, s'il est dû au hasard ou à la nécessité, pour reprendre la formule de Monod.
Considérons d'abord l'hypothèse du hasard.
Pour expliquer ce réglage, il faudrait postuler l'existence d'une multitude d'autres univers avec toutes les combinaisons possibles de constantes physiques et de conditions initiales. Elles seraient toutes perdantes, à l'exception de la nôtre qui serait gagnante. Si tu joues à la loterie une infinité de fois, tu finiras par décrocher le gros lot.
Matthieu
Ces autres univers sont ce que les physiciens appellent des univers parallèles?
Thuan
Oui. L'étrange notion d'univers parallèles a surgi à plusieurs occasions en physique...
à suivre :o)
Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan
proposé par mamadomi
art philo n°600