rhoooooa j'abuse avec le titre... je sais...
mais pour certains ce ne sera pas supportable, je préfère prévenir...
L'odeur et le refus de l'autre
je pourrais mettre des à toutes les lignes...
La même odeur, qui marque l'appartenance d'un individu à un groupe dont elle favorise la cohésion, signale cet individu comme étranger à d'autres groupes et dresse entre eux et lui une barrière. Elle devient, alors, l'instrument, la justification ou simplement le signe d'un rejet racial, social, voire moral.
Les émanations sécrétées par la peau, véhiculées par l'haleine, sont fréquemment l'occasion de comportements racistes. Dans son roman Lalka, ◄Boleslaw Prus montre comment, en Pologne, l'ail peut être le support de l'antisémitisme:
"Le nouvel employé se mit immédiatement au travail et, une demi-heure plus tard M. Lisiecki murmura à M. Klein: "Qu'est-ce qui pue donc l'ail ici?" (...)"
Le rapprochement entre les races se heurte, écrivait en 1912 le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel►, à une intolérance de l'olfaction:
"La réception des nègres dans la haute société de l'Amérique du Nord semble déjà être impossible à cause de leur odeur corporelle et l'on a attribué à la même cause la fréquente et profonde aversion mutuelle des Germains et des Juifs."
En ce domaine, les haines et les mépris s'expriment en termes de fétidité. A la prétendue puanteur du Juif, un autre philosophe allemand, ◄Ernst Bloch, oppose celle du nazi:
"Ce n'est pas seulement l'odeur du sang qu'exhale le nazi: il dégage aussi une odeur d'urine dans son pot de chambre géant, pot puant de ses moeurs, de son horreur, de ses crimes, de son idéologie, c'est un infernal salaud... A l'odeur du sang des bestialités passées, manquait encore cette sournoise odeur de renfermé, cette odeur typiquement nazie de lits mal aérés, justement ce supplément d'odeur d'urine."
Cet opprobre olfactif jeté sur l'adversaire n'était pas nouveau. Déjà en 1915, le Dr Bérillon► mettait toute sa science au service d'une explication "rationnelle" de la bromidrose de l'Allemand:
"Le coefficient urotoxique est chez les Allemands au moins d'un quart plus élevé que chez les Français. Cela veut dire que, si 45cm³ d'urine française sont nécessaires pour tuer 1kg de cobaye, le même résultat sera obtenu avec env. 30cm³ d'urine allemande... La principale particularité organique de l'Allemand actuel, c'est qu'impuissant à amener par sa fonction rénale surmenée l'élimination des éléments uriques, il y ajoute la région plantaire. Cette conception peut s'exprimer en disant que l'Allemand urine par les pieds."
Le soldat germanique a des pieds si malodorants qu'à Metz, en 1870, lors de la capitulation, tout le monde se bouchait le nez lorsqu'un régiment passait, affirme à la même époque le Dr Deschamps. Seul remède au supplice que la promiscuité de la chambrée leur inflige quotidiennement, beaucoup d'Alsaciens-Lorrains sont amenés à déserter et à se réfugier en France. L'origine de la puanteur de la race allemande, puanteur qui s'étend même aux animaux, doit être cherchée dans la "goinfrerie endémique et chronique" de ce peuple. A Pouilly, en Côte-d'Or, l'autopsie d'un fantassin, mort d'un supposé empoisonnement, met en évidence l'aberrante boulimie du Teuton. "Distendue et gonflée jusqu'à la mort" par 11 livres de lard cru, la paroi abdominale avait explosé! "Et dire que s'il n'avait pas avalé tout ça sans mâcher, il l'aurait peut-être digéré", observe Deschamps, horrifié.
A ces excès alimentaires qui obligent la peau à fonctionner comme un 3ème rein et à exhaler toutes sortes d'émanations repoussantes, correspond "une production excrémentielle vraiment prodigieuse". Il fallut à une équipe d'ouvriers une semaine de travail pour évacuer les matières fécales de 500 cavaliers allemands qui avaient occupé pendant 3 semaines les usines des papeteries de Chenevières en Meurthe-et-Moselle: il y en avait 30 tonnes! L'énormité des déjections intestinales laissées par les troupes allemandes est confirmée par le Dr Pétrowitch, délégué à l'Office international d'hygiène en Serbie: "En certains endroits les couloirs des maisons, les cours, les ruelles, les maisons elles-mêmes, en étaient remplis jusqu'à 1m de hauteur." Ni l'odeur acide de l'Anglais, ni celle, rance, du "nègre", fade et vireuse du Jaune, ne parviendront jamais à égaler en force et désagrément l'insoutenable fumet de l'Allemand. En 1916, le Bulletin de la Société de médecine de Paris lui décerne sans hésiter le record mondial de la fétidité...!
Obstacles dressés entre les races et les peuples, les odeurs le sont également entre les catégories sociales. Les exhalaisons dues à la pratique de certaines professions ont parfois été la cause d'une mise à l'écart. Ainsi en a-t-il été en particulier, dans l'ancienne France des corps de métier voués à des tâches malodorantes. Mais la condamnation peut s'étendre à toutes la classe populaire. Réjoignant la critique de Kant, le philosophe Georg Simmel qualifie l'odorat de sens "désagrégeant ou antisocial par excellence" et affirme que la solidarité sociale ne résiste pas aux effluves du travailleur:
"Il est certain que, si l'intérêt social l'exige, beaucoup de gens appartenant aux classes supérieures seront capables de faire des sacrifices considérables de leur confort personnel et de renoncer à beaucoup de privilèges en faveur des déshérités... Mais on s'imposerait mille fois plus volontiers toutes les privations et tous les sacrifices de ce genre qu'un contact direct avec le peuple qui répand la "sueur sacrée du travail". La question sociale n'est pas seulement une question morale, c'est aussi une question d'odorat."
Le développement de l'hygiène privée a même, dans un premier temps, souligné ce clivage. Tant que les installations sanitaires ne furent en usage que dans la bourgeoisie, elles contribuèrent à son renforcement. En 1930 encore, la douche matinale, selon l'écrivain ▼Somerset Maugham, divise les hommes de façon plus efficace que la naissance, la richesse ou l'éducation. Son invention est davantage responsable de la haine de classe que le monopole du capital. Aussi sa généralisation apparaît-elle plus nécessaire à la démocratie que les institutions parlementaires!
Si les répugnances de l'odorat étayent les cloisonnements, elles s'assortissent aussi d'un blâme moral. L'idée de faute est associée à la puanteur: "Puni, coupé, est celui dont l'odeur est mauvaise", disait-on déjà dans l'Egypte pharaonique. De même, les relents de Job qui éloignent de lui sa famille - "Mon haleine répugne à ma femme, et je suis devenu fétide aux fils de mes entrailles"- apparaissent comme la manifestation d'une disgrâce divine. Au Moyen Âge, les Juifs étaient tenus pour nauséabonds, tare qui disparaissait miraculeusement s'ils se convertissaient. L'intolérance olfactive au Juif, à la prostituée, à l'homosexuel, reouvre des enjeux sociaux: leur "fétidité", signe de dégradation morale, sert à justifier les processus d'exclusion dont ils sont victimes.
Au XIVè s. déjà, les lépreux et les Juifs furent accusés d'empoisonner l'eau des puits, fontaines et rivières, en y jetant des paquets fétides. La chronique de Guillaume de Nangis se fait l'écho de ces actes criminels chargés de propager la maladie, et détaille même l'un de ces poisons répugnants. Ces accusations aboutiront au massacre de milliers de Juifs et de lépreux dans la plupart des villes d' Allemagne mais aussi de France et en Suisse.
Les incriminations s'amplifient au XVIè s. La hantise de la contagion ne peut plus se satisfaire de ces seuls boucs émissaires. Les passions que suscitent Juifs et lépreux s'effacent devant la peur de certains effluves catégoriels. Le souci de désodoriser la cité, en la nettoyant, pavant et en évacuant ses déchets, se double d'une volonté accrue de contrôle et de purification morale. La "toilette" de la ville comporte aussi bien sa désinfection que l'expulsion de ce qui lui est hétérogène ou constitue un objet de scandale. Cette évolution est sensible dans les mesures prises à Gap, en 1565. En même temps qu'il est défendu de jeter dans la rue des cadavres d'animaux, fumiers, excréments, urines, eaux souillées, sang des saignées, la fréquentation des cabarets, les jeux et les danses sont interdits. Les "putains publiques" (du latin putida, puante), archétype de la puanteur, doivent quitter la ville sous peine de recevoir le fouet. Cette mesure symbolique étant prise, les autorités s'attaquent à des fétidités plus réelles: les ouvriers qui travaillent les cuirs, les peaux, les laines, seront, à cause de leurs activités nauséabondes, renvoyés à la périphérie et devrons s'y maintenir s'ils veulent éviter des amendes et la confiscation de leurs marchandises. Intolérance olfactive et répugnance sociale et morale vont d'ailleurs de pair.
Au XVIIè s., la responsabilité du petit peuple miséreux dans l'apparition et la propagation de la peste est clairement mise en cause. "Les grandes assemblées sont dangereuses, et principalement où le menu peuple abonde", déclare, en 1606, le collège des maîtres chirurgiens de Paris. En 1617, le médecin Agelus Sala► observe qu'
"il n'y a rien au monde qui attire tant la peste à soy que la maladie et la puanteur". Postulat qui l'amène à conclure qu'elle s'abat d'abord sur les plus misérables, ceux dont le mode de vie renvoie à l'animalité. "Car quand la peste vient en un pays, elle commence par les pauvres et sales gens qui vivent enmoncelez à la mode des cochons en des logettes estroites, ne different guiere en leur vie, exercice et conversation aux animaux sauvages."
Cette représentation du petit peuple comme être dégradé, infra-humain, menaçant parce que fétide, justifie son enfermement et son contrôle. A Nîmes, en 1649, les pauvres sont rassemblés et emmurés dans les arènes en attendant la fin de l'épidémie! Des châtiments sont prévus pour ceux qui se révolteraient contre un règlement si "sage". Rares sont les notables qui, comme ◄Philippe Hecquet, condamneront ces mesures: "Une autre sorte d'esclavage, qu'on exerce encore en temps de peste, sont les barraques dans lesquelles on renferme les pauvres", écrit-il en 1722. Tout en admettant qu'ils puissent corrompre l'air d'une ville par leur négligence, mauvaise nourriture et malpropreté, il trouve absurde d'imaginer purifier l'atmosphère en les tenant enfermés. Ce moyen contribue, au contraire, à fabriquer de redoutables centres d'infection et manque, de surcroît, totalement d'humanité.
De la contamination physique à la contamination morale, il n'y a qu'un pas aisément franchi. Un opuscule publié en 1841 illustre parfaitement cette démarche. La présence aux portes de Paris, aux confins de ses faubourgs les plus populeux, d'émanations particulièrement répugnantes constitue une double menace. Les odeurs fécales et nauséeuses des bassins de vidange, celles-plus intolérables encore- des chantiers d'équarrissage où, chaque année, sont tués cruellement quelque 10 000 chevaux affamés et épuisés, font de Montfaucon "un horrible égout", "une monstruosité" qui, en portant atteinte à la santé et à la moralité de la classe laborieuse, met en péril la société tout entière. Derrière ses établissements insalubres, sa "mer dégoûtante de sanie", ces monceaux de carcasses et de viscères qui pourrissent à l'air libre se profilent non seulement le spectre de la peste mais l'ombre tout aussi efrayante du "boulevard du crime". Outre les vapeurs délétères que l'infâme cloaque jette sur la partie de la population qu'une nourriture insuffisamment carnée rend la plus vulnérable, cet ignoble foyer d'infection attire avec une foultitude de rats toute une faune à l'image de l'animal immonde. Les chiffonniers, qui viennent le jour dérober quelques morceaux de viande, laissent la place, la nuit à des bandes de "gouêpeurs" assurés de trouver un refuge là où la police n'ose les poursuivre. Déjà pervertis par "toutes les horreurs du mélodrame" qui les ont familiarisés avec des scènes de sang et de meurtre, ces malfaiteurs n'hésiteraient pas à jeter dans le four à plâtre l'ouvrier qui refuserait de rôtir la viande chevaline dont ils se délectent. Plus terrible encore la personne de l'équarrisseur. Imprégné d'émanations animales qui lui confèrent dans l'immondice une santé florissante, sale, cynique, obscène, sauvage, bagarreur, "tout en lui exhale Montfaucon".
Le gibet de Montfaucon à Paris. Lithographie de Godefroy d'après Pernot (XIXème siècle)
Paris, bibliothèque du Musée des arts décoratifs. RV-323228 © Roger-Viollet
La pourriture de l'endroit ne se borne pas à contaminer la partie saine et honnête du peuple, elle menace de tout envahir. Le monde libertin, "la jeunesse dorée et parfumée", sont désormais infectés: "Ce qu'on peut voir à Paris de maux qui inspirent le dégoût, les symptômes de barbarie qu'on remarque dans le langage et les habitudes des classes ouvrières... tout cela vient de Montfaucon, de sa désorganisation et de sa contagion qui, en s'échappant de ce foyer, a gangé jusqu'aux classes que l'on citait autrefois pour leurs belles manières." C'est pourquoi Paris ne pourra mériter le nom de ville civilisée qu'après la suppression de cette source de maladies épidémiques et de subversion prolétarienne, éminemment dangereuses pour l'hygiène et les bonnes moeurs.
Dans la mesure où les odeurs contribuent aux clivages raciaux ou sociaux, la désodorisation apparaît tout naturellement comme un moyen d'intégration. Pour que l'étranger puisse être accepté, il faut qu'il perde ou dissimule ce qui le désigne comme tel et se conforme à la norme olfactive. Cette démarche est à l'origine de certains rituels arabes d'aspersion qui visent à abolir symboliquement la différence véhiculée par l'étranger, appelé fréquemment "celui qui pue". L'odeur de l'"autre" comporte des éléments inconnus, incontrôlables. Son intégration implique l'acquisition de celle du groupe: "Le mobilier de toutes les familles, riches ou pauvres, comporte obligatoirement un ou plusieurs aspersoirs destinés à répandre l'eau parfumée sur la tête, le visage et les mains des hôtes. Le goupillon de céramique bon marché et l'orfèvrerie remplissent une fonction d'accueil et de purification en même temps: l'eau parfumée neutralise l'odeur -voire l'impureté- de l'étranger et le fait accéder au sein de la communauté."
Mais briser les barrières olfactives n'est pas toujours chose aisée. Pour échapper à la discrimination dont elles sont l'objet, les catégories les plus modestes auront tendance à acheter des produits parfumés bon marché, qualifiés de "vulgaires" par les classes supérieures qui usent, quant à elles, de coûteux parfums, symboles de leur statut privilégié. L'achat d'un produit odorant, tout comme celui d'un vêtement, n'est pas neutre. L'un et l'autre expriment l'appartenance sociale de celui qui les porte. Le psychologue ◄John Dollard (à qui l'on doit la notion de perversion narcissique) relate que, pour se soustraire au racisme, les Américains noirs eurent tendance à se parfumer abondamment, renforçant ainsi les préjugés des Blancs: si les Noirs se parfumaient tant, c'était justement parce qu'ils sentaient mauvais! Et selon William Brink et Louis Harris, l'un des stéréotypes ayant cours chez les Blancs était que les Noirs américains qui cherchaient à s'élever dans l'échelle sociale n'hésitaient pas à prendre des pilules contre leur propre odeur.
la sueur contient, outre les sels minéraux,
des déchets organiques et des toxines►
Pratiques réelles et supposées se conjuguent ainsi dans la stigmatisation de l'odeur raciale pour produire des effets profondément désintégrants sur ceux qui intériorisent la condamnation dont ils sont victimes. Et il n'est pas, je crois, d'aliénation plus perverse. Refuser sa propre odeur, n'est-ce pas s'interdire d'exister? Les effluves corporels participent activement à divers processus de discrimination en réglant le jeu subtil des goûts et des dégoûts. La charge d'affectivité qu'ils comportent en fait les plus sûres sentinelles des bastions sociaux et raciaux. Georg Simmel va jusqu'à penser que bien souvent l'idéal moral de rapprochement des races et des classes "échoue simplement de par le dégoût invincible que produisent les impressions de l'odorat".
Dans certaines civilisations, celles-ci ont été le critère d'une discrimination plus fondamentale encore. En Afrique du Nord, les émanations désagréables étaient identifiées à des maléfices ou des âmes errantes et sinistres", exclues tout à la fois du séjour des vivants et de celui des défunts. Maints récits des Hébrides rapportent qu'un vivant ne peut pénétrer dans l'Hadès sans acquérir une "odeur de rance" grâce à un liquide putride qui lui permettra de circuler sans éveiller les soupçons. Réalités à la fois sensibles et mythiques, "odeur de vie et odeur de mort jouent un rôle de classification pour distinguer les humains qui vivent d'une vie positive et ceux qui continuent leur existence en un état négatif."
A. Le Guérer
proposé par mamadomi