Marc Chagall, Cantique des cantiques
L'influence du christianisme
En accentuant l'opposition entre le corps et l'esprit déjà présente dans la philosophie idéaliste grecque, le christianisme va conduire à un renforcement de la condamnation des plaisirs olfactifs. Cet antagonisme n'existait pas dans l'Ancien Testament.
Aucun mépris pour le corps et la parure dans la Bible. Le Cantique des Cantiques, pour louer la beauté, "objet même du désir", utilise les métaphores les + sensuelles et les + raffinées. Il compare le corps des amants à des pierres, des matières et des métaux précieux, des parfums rares, des fleurs odorantes, des jardins embaumés distillant à profusion des senteurs exquises. "Ta personne est un jardin raffiné", dit la fiancée à son bien aimé. C'est un "sachet de myrrhe", une "grappe de henné". Ses joues sont un parterre odorant qui produit des aromates; ses lèvres, des lys qui répandent de la myrrhe. Ses membres, son ventre, ses mains, sont faits d'or, d'albâtre, d'ivoire et couverts de saphirs, de topazes... Quant à la jeune fille, c'est un "narcisse de la plaine", un "lys des vallées", un jardin rempli de henné, de nard, de safran, de cannelle, d'aloès, d'arbres à encens. Nulle censure à l'égard de cequi embellit le corps et le rend désirable. Il est vrai que l'histoire mouvementée du peuple juif l'a mis fréquemment au contact des peuples orientaux ches qui l'usage des bijoux, des parfums et des onguents étai particulièrement en honneur.
On trouve, par contre, dans les Evangiles une critique voilée de l'usage profane du parfum. Lorsque Marie-Madeleine, en signe de repentir, lave les pieds du Christ avec une livre de nard pur, Judas Iscariote la désapprouve en s'écriant:
"Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum 300 deniers pour le donner aux pauvres?
- Laisse-la, lui répond Jésus, elle observe cet usage en vue de mon ensevelissement."
Face à la réaction indignée de l'argentier des apôtres devant un gaspillage inutile, le Christ légitime ainsi le geste de Marie-Madeleine (qui deviendra la patronne des parfumeurs) en lui donnant un sens sacré: le coûteux nard a été versé à une fin religieuse, en vue d'un rite funéraire.
La défiance vis-à-vis des parfums trouve un appui dans les écrits de Saint Paul. Tout ce qui flatte le corps élève un obstacle entre l'homme et Dieu:
"Ecoutez-moi: marchez sous l'impulsion de l'Esprit et vous n'accomplirez plus ce que la chair désire. Car la chair, en ses désirs, s'oppose à l'Esprit et l'Esprit à la chair; entre eux, c'est l'antagonisme."
Ce rejet de l'enveloppe charnelle conduit à celui de la parure. Saint-Pierre demande son abandon:
"Que votre parure ne soit pas extérieur: cheveux tressés, bijoux d'or, toilettes élégantes; mais qu'elle soit la disposition cachée du coeur, parure incorruptible d'un esprit doux et paisible."
Une étape supplémentaire dans cette condamnation est franchie avec certains Pères de l'Eglise qui incitent à la mortification et jettent l'anathème sur tous les artifices de beauté liés à la prostitution et à la débauche.
"Il n'y a rien de bon dans la chair", déclare Saint Clément.
Aussi l'homme de Dieu doit-il
"mortifier les oeuvres de la chair... assujettir son corps, le réduire en servitude et le châtier."
Tertullien exhorte les chrétiennes à ne pas travailler à la perte de leurs frères par de vains embellissements qui portent dans les coeurs le feu de la convoitise. Il les engage même à s'enlaidir pour refréner les élans impudiques:
"Puisque donc l'empressement pour des attraits pleins de dangers met en cause à la fois notre sort et celui des autres, sachez que vous êtes désormais tenues non seulement de repousser loin de vous les artifices calculés qui rehaussent la beauté, mais encore de faire oublier, en le dissimulant et en le négligeant, votre charme naturel, comme également préjudiciable aux yeux qui le rencontrent."
Une réprobation générale englobe tous les ornements qui mettent en valeur le corps et l'amollissent, ne le préparant ni à la chasteté ni à résister aux persécutions dont sont victimes les chrétiens:
"Je me demande d'ailleurs si la main qu'enserre habituellement un bracelet supportera de s'engourdir dans la dureté d'une chaîne, je me demande si la jambe dont un anneau fait le charme endurera d'être serrée dans les fers. Je crains qu'une nuque encombrée d'un lacis de perles et d'émeraudes ne laisse de place pour l'épée."
<Joséphine Wall
Dans le monde antique finissant, la lutte contre le désir menée par les évêques a pour but de promouvoir un idéal de chasteté conçu comme la voie royale pour approcher Dieu. La morale chrétienne se présente d'ailleurs sans déguisement comme castratrice:
"... C'est nous que le Seigneur forme à sacrifier en quelque sorte et à châtrer, si j'ose dire, le monde. Nous sommes, nous, les parfaits circoncis, dans l'esprit comme dans la chair, car c'est à la fois spirituellement et charnellement que nous pratiquons la circoncision des biens du monde".
Dans cette perspective, tout ce qui avantage le corps et favorise la concupiscence est proscrit. Alors que les onguents et les parfums de la courtisane grecque ne font que souligner sa position en marge des liens légitimes de l'institution matrimoniale, la femme chrétienne qui se pare ne se démarque pas de la païenne et commet un péché puisqu'elle excite la convoitise.
"Fardons-nous pour perdre les autres", fumine Tertullien.
J. Monnet, Cantique des cantiques
Pour engager les "servantes de Dieu" à se différencier de celles "du diable", le théologien carthaginois ne craint pas d'agiter un spectre + effrayant peut-être encore que celui de la damnation éternelle: la calvitie et la folie!
"Mauvais présage pour elles qu'une tête couleur de flamme! De +, elles croient embellir ce qu'elles dégradent: c'est un fait que la puissance corrosive des drogues nuit à la chevelure et que, d'autre part, l'application répétée de n'importe quel liquide, même pur, est la ruine assurée du cerveau."
Non contentes de détourner toutes ces substances aromatiques de l'usage pieux auquel elles sont destinées, les chrétiennens font de leur tête un autel qu'elles inondent de parfum en l'honneur de l'esprit immonde. Au jour du jugement dernier, toutes ces coquettes s'imaginent-elles ressusciter avec leur fard, leur vermillon, leurs parfums et leurs superbes chevelures? Les seules senteurs désormais tolérées sont celles offertes à Dieu par des âmes ferventes.
Antoine-Hubert Louis, Cantique des cantiques
Saint Jean Chrysostome oppose le parfum délicieux du repentir et de la prière à la "fumée noire et puante" qui émane des pêcheurs. Une nouvelle symbolique de l'odeur est ainsi affirmée. Alors que les coeurs purs exhalent des senteurs délicates qui leur font obtenir pardon et protection, les pêcheurs, malades d'une "invisible peste", dégagent des relents qui attirent le courroux divin:
"Si l'on voyait dans cette ville un homme porter de rue en rue un corps mort plein de puanteur, qui ne le fuirait et n'en aurait de l'aversion? Vous êtes vous-même cet homme et c'est ainsi que vous portez partout une âme morte, rongée de vers et pleine de pourriture. Comment osez-vous, étant rempli de tant d'ordures et de saletés, entrer dans l'église de Dieu et vous présenter dans son Saint Temple? Que ne devez-vous point attendre, vous qui pouvez sans rougir aller infecter ce temple sacré de Jésus-Christ par vos puanteurs insupportables? Que n'imitez-vous cette sainte pécheresse qui parfuma les pieds du Sauveur d'une huile précieuse dont l'odeur excellente remplit toute la maison? Vous faites tout le contraire en vous présentant plein de puanteur. Il est vrai que vous ne la sentez pas."
Frantisek Kupka
Cette lutte contre la concupiscence, pièce maîtresse de l'éthique chrétienne, se poursuivra pendant des siècles. La répression de la volupté, condition du salut, est prônée sans relâche. Le corps parfumé, paré et désiré du Cantique des Cantiques a cédé progressivement la place à un corps mortifié qui ne doit en aucun cas exciter la convoitise. Les ascètes s'efforcent, par la continence, de devenir des offrandes odorantes. Leur parfum de sainteté, émanant d'un corps devenu inaltérable, établit ici-bas un lien avec l'au-delà.
"Baume précieux qui donne l'incorruptibilité",
la chasteté met sur terre, au rang des bienheureux, celui qui a renoncé à vivre selon la chair. L'effort du saint ne consiste pas seulement à produire de son corps châtié de suaves effluves, il lui faut aussi "jardiner" pour les narines divines:
"combien je m'estimerais heureux de pouvoir cultiver la fleur de votre jeunesse et d'en offrir à Dieu l'agréable parfum!" écrit Saint Bernard au prévôt de Bervela.
La seule odeur désormais agréée a une fonction mystique: celle de l'encens qui s'élève vers Dieu comme la prière, celle de la chair devenue incorruptible sous l'effet de la chasteté, celle immatérielle des élus et, odeur exemplaire entre toutes, celle du Christ sacrifié.
Chez Saint Thomas d'Aquin, la représentation de l'odorat et de l'odeur est révélatrice de son souci de concilier l'aristotélisme et la foi chrétienne. Elle s'élabore à partir d'une hiérarchie des sens établie en fonction du "mode de modification" susceptible d'affecter tant l'organe lui-même que l'objet de sa perception.
- La vue qui s'exerce sans aucune variation physique de l'organe est la + parfaite, la + universelle, la + spirituelle de toutes les facultés.
- Ensuite viennent l'ouïe et l'odorat qui supposent une modification physique de l'objet.
- Quant au goût et au toucher, qui subissent un changement physique, et de l'organe, et de l'objet, ce sont les + matériels de tous les sens. A mi-chemin entre les sens que lui conférait Aristote. Mais elle sera capable de procurer des plaisirs d'un niveau encore supérieur, non plus simplement esthétiques mais "immatériels". Ces jouissances olfactives ne seront accessibles qu'aux seuls élus qui bénéficieront de l'acuité olfactive nécessaire pour percevoir les senteurs les + subtiles.
Les élus eux-mêmes répandent un parfum particulier, sublimation de l'odeur charnelle parvenue "à son dernier degré de perfection". L'odeur de ces corps glorieux ne sera ni émanation ni corruption. Elle aura perdu son substrat sensible habituel. Pour convaincre les sceptiques qu'il existe des cas où l'odeur "ne produit dans le milieu et dans l'organe qu'une impression immatérielle, sans émanation qui les atteigne", Saint Thomas recourt à cet ex: le cadavre qui, le fort loin, attire les vautours ne saurait dégager d'effluves portant à de telles distances et, pourtant, les rapaces les perçoivent.
Jacques Bodin >
Mais la quintessence de l'odeur, c'est celle du Christ offerte à Dieu en sacrifice, parfum de la Sagesse et de la Connaissance. Le rite de l'encensement la matérialise; encensement de l'autel d'abord, symbole de la grâce dont le Christ fut rempli comme d'un parfum agréable selon la parole de la Genèse:
"Voici que le parfum de mon fils est comme le parfum d'un champ fertile",
encensement des fidèles ensuite, image de cette grâce déversée sur eux ainsi qu'il est dit dans la 2ème épître aux Corinthiens:
"Par nous [le Christ] répand en tous lieux le parfum de sa connaissance"
Il n'y a en définitive, dans la philosophie thomiste, ni rejet du corps ni dépréciation manifeste de l'olfactif. Mais pour Thomas d'Aquin comme pour Aristote, l'âme est "forme" du corps, autrement dit principe de vie et d'organisation de celui-ci. Aussi l'odorat et l'odeur ne sont-ils valorisés que lorsqu'ils sont épurés, spiritualisés.
Annick Le Guérer
Jacques Bodin
proposé par mamadomi
rééd° du 10 11 12