Les expulsions de petits écoliers sans papiers émeuvent aux larmes, mais, quand il s'est agi de renvoyer les Rroms hors des frontières françaises, en toute décomplexion l'an dernier à la même saison, pas de pleurs. Si le ciblage direct d'une ethnie -un procédé qui s'apparente à la discrimination raciale- provoque l'indignation, les Rroms, en tant qu'individus, ne suscitent guère la pitié: c'est l'indifférence, voir l'hostilité. Un rejet multiséculaire...
"Cette haine-là [la haine des Bohémiens donc], on la retrouve chez tous les gens d'ordre. C'est la haine qu'on porte aux Bédouins, à l'hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m'exaspère."
Cet extrait d'une lettre de Gustave Flaubert► à ◄George Sand, écrite en 1867, rappelle combien le rejet des Rroms ne date pas d'aujourd'hui: il est presque contemporain de leur arrivée en France, au XVè s. Pour Flaubert, il exprime la sainte terreur du bourgeois, qui voit ses valeurs -la propriété prive, les économies bien cachées- bafouées par ces fils du vent qui, eux, ne revendiquent aucune possession, aucune terre, aucun sol national: à ses yeux, les revendications "normales" de tout homme "normal"! Dans un pays aussi chauvin que la France, il n'est pas vraiment étonnant que l'absence de référence à une "mère patrie", à un pays natal chéri, puisse, encore de nos jours, sembler pathologique à certains.
Insituables
Les Rroms se "dissimulent" derrière divers noms -Tsiganes, Manouches, Gitans, Bohémiens, Romanichels. Or, ce qui ne peut aisément être nommé, situé suscite souvent l'angoisse.
Aucune perversion dans cette pluralité de dénominations. Le peuple Rrom est fait de tous ces groupes, qui portent des noms différents en fonction de leurs pérégrinations à travers le monde, comme le montre le beau film de Tony Gatlif, Latcho Drom (1992). Et tous se reconnaissent dans le même drapeau.
Rebelles
Notre relation aux Rroms rappelle un peu ce mélange d'envie et de haine qui remplit le regard du bon élève studieux sur le cancre rêvassant ou faisant le pitre au fond de la classe, tandis que lui n'ose pas assumer ses désirs de transgression. Quand nous évoquons ce peuple, les fantasmes mènent la danse. La figure traditionnelle de la Bohémienne diseuse de bonne aventure, qui prétend lire l'avenir dans la paume de la main, attire autant qu'elle inquiète -ces accointances avec les forces surnaturelles ne sont pas rassurantes, se disent les esprits rationnels. L'image romantique du Tsigane musicien chevauchant un coursier ombrageux, elle nous ravit. Tout comme nous succombons au charme vénéneux d'Esméralda ou de Carmen, symboles de la Gitane insolente et rebelle. En revanche, le mot "Romanichel" fait surgir le spectacle méprisable d'une bande de mendigots crasseux et voleurs. Quant à la lecture de certains journaux, elle ancre dans les esprits des représentations totalement anxiogènes du campement rom version 2010, avec ses airs de bidonville et sa population à la langue et aux coutumes étranges.
C'est sûr, personne n'a envie d'avoir un camp sous ses fenêtres. Mais les Rroms sont sans doute les 1ers à n'avoir aucune envie de vivre dans des installations insalubres.
Insaisissables
Méfions-nous des idées toutes faites, des images préconçues. Souvenons-nous que, dans l'imaginaire des Anglais, les Français sont de répugnants mangeurs de grenouilles et que les Américains nous voient tous avec un béret sur la tête et une baguette dorée sous le bras.
Dans l'inconscient collectif, face aux caravanes de Rroms, nous pouvons aussi penser que se rejoue symboliquement le vieux drame qui, depuis l'aube de la civilisation, oppose le sédentaire -il pense à l'avenir, bâtit, produit, économise-
et le nomade -il vit le moment présent et se déplace au gré de ses envies, traversant sans culpabilité des terres qui appartiennent à d'autres. Il se sent d'autant moins coupable que le nomadisme ne favorise pas l'acquisition du sens de la propriété.
Le 1er meurtre rapporté par la Bible peut d'ailleurs aussi être lu comme le désir du cultivateur (Caïn) d'éliminer l'éleveur nomade (Abel) qui lui fait de l'ombre.
Et historiquement, socialement, c'est un fait, la sédentarité a tué le nomadisme, finalement moins adaptable à la vie collective, en tous cas à grand échelle... Car, imprévisible, sans adresse, le nomade est un cauchemar pour les paranoïaques, et pour tous ceux qui ont besoin que chaque individu soit repérable et situable à toute heure du jour et de la nuit.
Différents
Stop! objecteront certains, les Rroms, on ne les aime pas, mais pour de bonnes raisons: ils détroussent les usagers du métro, se vautrent dans la saleté, ne veulent pas travailler, mendient avec des nourrissons, vivent en parasite sur notre dos. Les défenseurs de la cause animale ajouteront que les Rroms gagnent leur vie avec des trafics d'animaux -des chiots utilisés par les mendiants pour attendrir les passants, des chats kidnappés et vendus aux laboratoires. Et c'est vrai: certains délinquants se livrent à ces pratiques. (on a dit "délinquants"...d'autant que l'accès au travail régulier qui permet la sédentarisation ne leur est pas facilité, doux euphémisme...pire que pour un jeune de banlieue, puisqu'il faut un délai administratif d'acceptation de contrat supérieur à 6mois, de quoi décourager tout employeur...)
Mais attention aux généralisations abusives qui font le lit du racisme et par lesquelles tous les musulmans deviennent de dangereux terroristes et les juifs, des usuriers au nez crochu. Le peuple Rrom se compose de plusieurs millions d'individus, majoritairement sédentarisés, mais qui continuent beaucoup trop souvent d'être perçus comme des voleurs de poules (au fait combien de gens possèdent des poules aujourd'hui à titre de production personnelle?). Des personnes issues de cette communauté fréquentent les bancs de l'université, écrivent dans la presse, travaillent dans l'édition, le cinéma. Ou + classiquement dans des entreprises, des magasins. Mais les préjugés sont tenaces. Il suffit d'évoquer une origine tsigane, gitane pour que presque toujours le visage de l'interlocuteur se teinte d'inquiétude et de méfiance. Et que, discrètement, il s'assure que son portefeuille n'ait pas brutalement disparu...
Isabelle Taubes, psycho n°301
Le drapeau Rrom
C'est le drapeau d'un peuple et non celui d'un Etat, d'un territoire -une exception. Il a été adopté en 1971, après le 1er congrès mondial Rrom, à Londres. Bleu du ciel, vert des prairies, des arbres et, en son milieu, une roue à 16 rayons qui symbolise la roulotte traditionnelle, la route, la liberté.
Il s'agit aussi de la roue de la fortune de l'arcane (la carte) du numéro X du tarot de Marseille, qui nous parle d'évolution permanente et de notre destin. Ce serait également le chakra (centre énergique spirituel, selon la tradition hindoue notamment) qui figure sur le drapeau de l'Inde, pays dont les Rroms viendraient tous. En Sanskrit, "roue" se dit d'ailleurs "chakra". Et le Romani, la langue originaire des Rroms, est elle-même proche de ce "dialecte" indien (le sanskrit étant à la culture indienne ce que le latin est à l'Occident).
pour faire suite à l'article publié sur caplibre l'été 2010:
proposé par mamadomi
rééd° du 09 09 11