Un sens antisocial et exclu de l'esthétique
Qu'il s'agisse d'établir l'importance du support organique dans la vie psychique ou le rôle cognitif des sens, un intérêt nouveau pour l'odorat existe incontestablement chez les penseurs du siècle des Lumières. Mais ce mouvement de réhabilitation n'est pas unanime. Kant, en particulier, demeure en marge de ce courant.
Dans sa hiérarchie sensorielle qui tient à la fois de conceptions empiristes et rationalistes, l'odorat a une position ambiguë. C'est en même temps le "plus ingrat" et le "plus indispensable". "Proche parent du goût", il constitue comme lui un sens du contact. Tous deux s'exercent, non de façon mécanique et superficielle comme le toucher, l'ouïe et la vue, mais de manière chimique et interne. Agissant sans aucune médiation extérieure au sujet et donc plus "subjectifs" qu'"objectifs", l'odorat et le goût sont davantage au service de la jouissance que du savoir et informent peu sur les qualités des objets extérieurs.
Participant faiblement à la connaissance par expérience, l'olfaction s'oppose à la liberté et à la sociabilité, ce qui ajoute encore à son indignité. L'odeur qui pénètre dans les poumons établit en effet un contact "encore plus intime" que celui qui s'effectue entre la saveur et les cavités réceptrices de la bouche et du gosier. De plus, contrairement à l'absorption orale, délibérée, la perception olfactive se fait, la plupart du temps, de façon involontaire.
Ne pouvant être évitée ou évacuée par un processus de rejet comparable au vomissement, elle s'impose à tous. "L'odorat est une sorte de goût à distance; les autres sont contraints de participer, bon gré, mal gré, à ce plaisir; et c'est pourquoi, contraire à la liberté, il est moins social que le goût; quand il goûte, le convive peut choisir les bouteilles et les plats de son gré sans que les autres soient forcés de partager son plaisir."
Le "sans-gêne" de l'odorat est d'autant plus fâcheux que "les objets de dégoût qu'il peut procurer (surtout dans les endroits populeux) sont plus nombreux que les objets de plaisir". Cette évocation très furtive des répulsions et des clivages que provoquent les effluves conduit Kant à un certain pessimisme. Les désagréments de ce sens l'emportent sur ses attraits éphémères et il "ne sert à rien de le cultiver ou de l'altérer pour en tirer une délectation". Son seul intérêt consiste à indiquer ce qu'il convient d'éviter: "En tant que condition négative du bien-être, quand il s'agit de ne pas respirer un air nocif (les émanations des fourneaux, la puanteur des marais et de la charogne) ou de ne pas prendre une nourriture avariée, ce sens n'est pas dépourvu d'importance."
Rarement jugement aussi condescendant fut porté sur l'odorat par un philosophe. Faut-il y voir l'attitude du moraliste aimant passer quotidiennement plusieurs heures à table avec ses amis mais soucieux à l'extrême du respect d'autrui ("celui qui tire de sa poche son mouchoir parfumé régale tous ceux qui se trouvent à côté de lui contre leur gré et les oblige, s'ils veulent respirer, à jouir aussi de ce plaisir"), ou la réaction parosmique d'un homme qui avait la réputation d'être indifférent aux parfums et aux fleurs? Faut-il y voir encore la défiance du "sage" à l'égard du plus sensuel de tous les sens et qui, pour cette raison, se doit, comme le conseille ▲La Metherie, "d'être extrêmement réservé sur l'usage des odeurs"?l
Cette invite correspond à un thème qui apparaît en filigrane dans toute l'histoire philosophique de l'odorat: celui de la mise à l'écart d'un sens dangereux qui commande l'attrait sexuel.
"L'homme social, observe La Metherie, n'a pas encore perfectionné ses jouissances du côté de l'odorat comme il l'a fait pour les autres objets de ses sensations. L'art de goûter les saveurs a été porté très loin. Quelle variété dans ses mets et dans ses boissons: la musique a varié infiniment les sons; les plaisirs de la vue sont prodigieusement multipliés et on n'a rien fait pour multiplier les plaisirs que causent les odeurs, quoiqu'on reconnaisse que ce sont des sensations très voluptueuses. Car l'usage continuel des odeurs conduit à la volupté; aussi ne le pardonne-t-on pas à l'homme mûr."
Parfums et fleurs, abandonnés aux courtisanes et aux débauchés, ne seront tolérés qu'en petite quantité sur les femmes honnêtes. Le médecin sensualiste partage sur ce point la méfiance de Platon et de Kant.
Sens du désir lié à la consommation, dans lequel la pensée n'intervient pas, l'odorat, plus explicitement encore que chez Kant, est exclu de l'esthétique par Hegel. Et c'est la place du nez dans le visage qui est à l'origine de ce rejet. Organe de liaison, cet appendice occupe un emplacement stratégique entre deux parties antinomiques: d'une "théorique ou spirituelle", front yeux, oreilles où siège l'esprit, l'autre "pratique", formée principalement par l'appareil buccal et destinée plus particulièrement à la nutrition. Tout en situant le nez dans la partie utilitaire, Hegel► considère qu'il appartient aux "deux systèmes". Toute l'ambiguïté de la représentation de l'odorat provient de cette localisation: à cheval sur les zones spéculative et matérielle, le nez n'est pas souverain, mais rattaché, telle une province cassale, à l'entité la plus puissante.
Son annexion se traduit sur le plan anatomique. Lorsque la séparation entre le front et le nez est nettement marquée par une dépression, ce dernier apparaît comme attiré de haut en bas par l'appareil nutritif:
"Le front se trouve ainsi isolé et reçoit une expression de dureté et de concentration spirituelle égoïste, inaccessible à l'expression verbale par la bouche qui devient un simple organe de nutrition et utilise le nez comme un organe subsidiaire qui, en révélant les odeurs, sert à susciter ou à stimuler un besoin purement physique."
Chez l'animal, d'ailleurs, la proéminence du museau qui sert la satisfaction des besoins élémentaires et assure la supériorité du flair donne à sa physionomie "l'expression d'une utilité pure et simple, à l'exclusion de toute idéalité spirituelle".
Le profil grec, en revanche, "forme idéale de la tête humaine", se caractérise par un rapport quasi ininterrompu entre le nez et le front. Il exprime le triomphe de la pensée sur le naturel, "refoulé tout à fait à l'arrière-plan". Le nez représente ici une sorte de prolongement du front, "organe spirituel", et bénéficie, de ce fait, d'un caractère et d'une expression immatériels. Cette morphologie nasale confère à l'odorat une fonction théorique et "le nez sert par ses contractions, quelque insignifiantes qu'elles soient, à exprimer des appréciations et des jugements d'ordre sprirituel". Aucune rupture, aucune opposition, aucune faille dans ce visage noble, serein, réconcilié, qui incarne l'idéal de la beauté et dont "la belle harmonie résulte du passage insensible, voire continu, de la partie supérieure à la partie inférieure du visage".
Ainsi tiraillé entre des intérêts contradictoires, n'ayant qu'une autonomie relative vis-à-vis du goût, l'odorat est finalement classé dans les sens pratiques, uniquement concernés par la matière et incapables d'une attitude esthétique désintéressée. Contrairement à la vue et à l'ouïe, qui ne s'attachent qu'à la forme des objets et les laissent intacts, il participe de la destruction: "Nous ne pouvons sentir l'odeur que de ce qui se consume déjà de lui-même." Incompatible avec les intérêts de l'art et de l'intelligence, à la charnière des sens spirituels et naturels, il ne peut acquérir quelque dignité qu'au prix d'un renoncement à son activité première et naturelle qui consiste à sentir, et cela grâce à un refoulement de ses liens avec le corps. Dans ces conditions, le rôle théorique qu'Hegel attribue à l'odorat est-il pensable autrement que dans le visage de pierre d'une statue?
A. Le Guérer