Se souvenant de son enfance et de l'immense désir qu'il avait eu d'être lui-même reconnu comme être unique, il donna l'essentiel de ce qu'il croyait être son amour au premier de ses enfants. Un garçon, en qui par la suite, il crut deviner les possibles de ses propres rêves, dans lequel il crut percevoir ses propres aspirations.
Et c'est ainsi qu'il accomplit sa vie d'homme en attribuant à quelqu'un d'autre qu'à lui-même ses regards, ses intérêts, ses amours, ses biens.
Un soir de lassitude, à l'automne de son existence, il rencontra et découvrit, assise, toute fatiguée, au pied de son lit, la longue dame blanche qui était sa propre vie. Il ne la reconnut pas dans un premier temps, car tout le monde autour de lui appelait son trouble et son affection "une maladie". Il fut d'ailleurs traité comme tel. Puisqu'il perdait un peu la tête, il fut souvent hospitalisé, soigné, puis revint à la maison, convalescent.
Mais la longue et belle dame blanche qui le connaissait depuis toujours, qui ne voulait pas être écartée ni oubliée, avait décidé depuis quelque temps de s'installer à demeure au pied de son lit. Elle veillait sur lui avec sollicitude, bienveillance. Bien sûr, elle était très fatiguée, un peu amère et même déçue du comportement de celui dont elle avait été la compagne la plus fidèle.
Cet homme qui avait vécu tout près d'elle, en l'ignorant totalement pendant près de ¾ de siècle, partout depuis sa naissance, en partageant le froid et le chaud, la faim et les plaisirs, les incertitudes et les enthousiasmes, cet homme l'avait complètement ignorée, il avait vécu sans jamais percevoir son existence.
Il s'était dépossédé de son regard sur lui-même, de sa tendresse et de ses élans pour vivre dans une enveloppe d'homme d'affaires, un rôle public, une fonction de mari, de père.
Aussi un soir de cet hiver-là, elle lui chuchota:
Cette expérience-là lui permit d'ouvrir les yeux.
Il regarda non sa vie, mais son existence, sa femme absente elle-même dans sa propre vie, ses autres enfants, ses réussites, ses amis, ses relations, sa maison, ses biens. Il regarda d'un oeil nouveau toutes les apparences de sa vie, toutes les représentations qu'il avait construites, jouées, entretenues en vain pendant tant d'années, passant très largement à côté du meilleur de sa vie.
comme une image très lointaine qu'il croyait avoir oubliée,
une petite fille de 9 ans qui souriait. Alors un flot de lumière remonta de son histoire.
C'était un jour d'été, ils étaient tous deux assis
sur les marches de l'escalier qui conduisait à leur maison.
Sa première fille, car c'était elle, le regardait gravement, avec cette attention émerveillée que seuls ont les enfants qui savent le temps fragile.
Voilà que soudain, quelque 35 ans plus tard, cette phrase revenait comme un refrain familier à ses oreilles:
Ainsi passèrent les jours, les mois, les années, et une autre décennie. Dans sa tête, dans son coeur, tournoyaient parfois l'éclat d'un rire, la lumière d'un regard bleu, une main menue se posait sur son bras, une musique connue chantait dans son coeur.
Un jour de grand émoi, il entendit enfin la totalité du refrain oublié.
Puis les jours et les mois passèrent, et ce n'est qu'au dernier soir de sa vie que la longue, belle et douce dame blanche qu'il connaissait bien maintenant lui chuchota en lui fermant les yeux, en lui prenant la main et en la serrant contre elle:
La longue dame blanche lui ferma les yeux et le coeur, lui chuchota quelque chose de très beau, de très mystérieux, des paroles immémoriales qui permettent de passer de l'autre côté. Pour la première fois de sa vie, il s'apaisa et son sourire fut entier. Il pouvait enfin s'aimer à son tour et accueillir l'immense amour de l'univers.