Comment se préparer sereinement
à la mort?
Leur certitude d'une vie après la mort ne les empêche pas de trouver que la vie avant la mort est bien agréable et qu'il est détestable de l'abandonner. Aussi désirent-ils de toute leur âme rejoindre le choeur des anges. Mais le plus tard possible.
Que signifie "Être-pour-la-mort", telle est l'évidente question soulevée ici. La poser, c'est reconnaître tout bonnement que les hommes sont mortels. Facile à dire, tant qu'il s'agit de Socrate mais, dès que ça nous concerne, c'est une autre paire de manches. Le moment le plus difficile sera celui où nous saurons que, pour un instant encore, nous sommes là et que l'instant d'après nous n'y serons plus.
Récemment, un disciple soucieux (un certain Criton) m'a demandé:
"Maître, comment bien se préparer à la mort?
Criton m'a alors demandé:
"Maître, quand dois-je me mettre à penser ainsi?
- Pas trop tôt, lui ai-je répondu, car penser à vingt ou trente ans que tous les gens sont des couillons, c'est être un couillon qui n'accédera jamais à la sagesse. Il faut y aller mollo, commencer en se disant que les autres sont meilleurs que nous, puis évoluer peu à peu, avoir les premiers légers doutes vers la quarantaine, réviser son jugement entre cinquante et soixante ans, et atteindre à la certitude alors qu'on va sur ses cent ans, mais en se tenant prêt à partir, tous ses comptes à jour, dès réception de la convocation.
Seulement voilà: acquérir la certitude que les cinq milliards d'individus autour de nous sont des couilons, est le fruit d'un art subtil et avisé, qui n'est pas à la portée du premier Cébès venu, avec son anneau à l'oreille (ou dans le nez). Cela requiert du talent et de la sueur. Il ne faut pas brusquer les choses. Il faut y arriver doucement, juste à temps pour mourir sereinement. Mais la veille, on doit encore penser qu'il existe un être, aimé et admiré de nous, qui lui n'est pas un couillon. La sagesse sera de reconnaître au bon moment -pas avant- que lui aussi est un couillon. Alors, seulement, on pourra mourir.
Donc, le grand art consiste à étudier petit à petit la pensée universelle, à scruter l'évolution des moeurs, à analyser jour après jour les médias, les affirmations d'artistes sûrs d'eux, les apophtegmes de politiciens en roue libre, les démonstrations de critiques apocalyptiques, les aphorismes de héros charismatiques, en étudiant leurs théories, propositions, appels, images, apparitions. Alors seulement, à la fin, tu auras cette bouleversante révélation: ce sont tous des couillons. Et tu seras prêt à rencontrer la mort.
Jusqu'au bout, il te faudra résister à cette insoutenable révélation, tu devras t'obstiner à penser qu'on préfère des choses sensées, que tel livre est meilleur que les autres, que tel guide du peuple veut vraiment le bien commun. C'est le propre de notre espèce, c'est naturel, c'est humain de refuser de croire que les autres sont indistinctement des couillons. Sinon, en quoi la vie vaudrait-elle la peine d'être vécue? Mais, à la fin, quand tu sauras, alors tu auras compris en quoi cela vaut la peine -en quoi c'est splendide même- de mourir."
Criton m'a regardé et m'a dit:
"Maître, je ne voudrais pas prendre de décisions hâtives, mais je vous soupçonne d'être un couillon.
Umberto Eco, Comment voyager avec un saumon, 1997