Ce comportement fréquemment observé, permet de comprendre que notre réponse à une stimulation présente s'explique à la lumière des expériences passées. Un nourrisson "répond à des paramètres présents dans la réalité environnante", mais, dès l'âge de 5 mois, il répond à des modèles mentaux qui se sont construits dans sa jeune mémoire: les "MOI" (Intenal Working Model: modèle opératoire interne). Très tôt, il apprend à extraire de son milieu une forme préférentielle constituée, à ce stade, par la sensorialité maternelle. Dès que cette forme est inscrite dans sa mémoire, elle imprègne dans l'enfant un sentiment de soi. Si la mère maltraite le bébé ou le manipule brutalement, l'enfant apprend à percevoir de manière affûtée les mimiques, les sonorités et les gestes qui annoncent l'acte brutal. Il éprouve le malaise déclenché par la perception d'un indice comportemental minuscule et y répond par des réactions de retrait, d'évitement du regard et de mimiques tristes exprimant l'humeur sombre qui se développe en lui.
Dans le monde intime de l'enfant se forment, en même temps, un modèle de soi et un modèle d'autrui. Plus tard, le petit maltraité continue à répondre à ces représentations apprises. Il résiste au changement et intègre difficilement des expériences nouvelles qui pourraient modifier ses modèles internes. Sauf à l'adolescence, quand l'inévitable remaniement émotionnel crée un moment "où les représentations négatives acquises dans l'enfance peuvent être modifiées". Il s'agit d'un tournant de l'existence, une période sensible où l'émotion est si vive qu'elle rend la mémoire biologique apte à apprendre un autre style affectif... si le milieu lui en fournit l'occasion. Ainsi, un carencé peut apprendre sur le tard la sécurité affective dont il a été privé car "l'établissement de relations hors de la famille d'origine peut modifier les postulats de l'attachement auparavant acquis".
Bruno ne savait pas à quel point il était sale. Il avait été placé à l'Assistance comme garçon de ferme à l'âge de 7 ans. La métayère le faisait dormir dehors, dans la grange, sur une botte de foin, en compagnie d'un "grand" âgé de 14 ans. Leur boulot consistait à tirer l'eau du puits, allumer le feu et surveiller les moutons. Pataugeant dans le purin et dormant dans la grange, les 2 garçons en quelques mois s'étaient couverts d'une crasse aussi noire que leurs vêtements. Un dimanche, une dame est venue chercher Bruno pour lui offrir une journée dans une vraie maison, une sorte de parrainage. Mais, quand cette dame généreuse a voulu donner un bain au petit garçon, elle n'a pu retenir une grimace de dégoût. Pour la 1ère fois de sa vie Bruno s'est senti immonde. Il a éprouvé un sentiment de soi sale en même temps qu'il percevait un modèle d'autrui méprisant, comme s'il avait pensé: "Je découvre que je suis sale sous le regard de gentils adultes." A partir de ce jour, l'enfant n'a été à l'aise qu'en compagnie de garçons marginaux auprès desquels il ne se sentit pas sale. Il s'est mis à éviter les gentils adultes qui le souillaient par leur regard. En s'adaptant ainsi, Bruno se plaçait dans un monde de socialisation qui entravait sa résilience.
B. Cyrulnik