"J'ai tout de suite senti que nous étions amoureux... Non... J'ai tout de suite senti que nous pourrions laisser venir l'amour. Je m'apprêtais à sortir de la librairie quand j'ai été saisi par son regard. C'est vrai, saisi, presque possédé. Elle s'est emparée de moi et j'ai été ravi. Elle était assise au milieu d'un groupe de touristes qui feuilletaient des livres d'art. Elle me regardait sortir. Dans une fulguration, j'ai compris que j'étais un événement pour elle. Elle était belle et sa douce beauté entrait en moi, profondément. Nous nous comprenions. Alors, j'ai enveloppé son regard dans le mien. C'était doux et intense à la fois. Nous croisions le fer de nos tendres oeillades comme une jouissance dangereuse, un plaisir proche de l'angoisse. J'ai hoché la tête pour dire: "Bonjour", ça m'a échappé. J'avais l'impression déjà de m'accoupler avec elle, un peu, pas beaucoup. Mais l'intensité émotionnelle que je ressentais grâce à ce petit mot constituait un grand événement. Elle a expiré un murmure qui devait signifier: "Bonjour." Elle était grave, et j'ai entendu que son souffle tremblait. Le groupe de ses amis a donné le signal du départ. Elle a détourné son regard, puis l'a ramené vres moi, tristement, en s'éloignant. C'est comme ça que s'est terminée notre histoire d'amour."
Cette aventure, le temps d'un regard, pose le problème de la rencontre amoureuse: pourquoi tant de clarté dans ce message non verbal? Pourquoi elle? Pourquoi ce délice proche du trauma? Quel couple aurions-nous fait si, après la foudre, un lien s'était tissé?
Nos parades nuptiales sont d'abord préverbales. Comme tous les êtres vivants, nous devons synchroniser nos émotions et ajuster nos corps bien avant l'accouplement. Nous avons réussi à nous faire croire que c'était nos propos qui permettaient les rencontres. Malheureusement, l'éthologie de la conversation nous démontre que même au cours des échanges les plus intellectuels, l'essentiel de ce que nous avons à dire est communiqué par notre corps, à notre insu. Si nous devions empêcher les échanges paraverbaux en supprimant les postures, les gestes, les mimiques et les tremblements de la voix, nous ne pourrions rien comprendre puisque la transmission par les mots représente à peine 35% du message!
Si l'on accepte l'idée que nous parlons afin d'affecter l'autre pour le rendre réceptif à nos propres affects, alors nous comprenons la nécessité de ces petits coups de foudre. Dans l'exemple de l'éclair amoureux à la sortie de la librairie, le corps de chacun des partenaires a transmis une émotion préverbale qui a affecté l'autre. S'ils avaient pu se parler, ils auraient poursuivi cet échange affectif et auraient peut-être confirmé l'éclair amoureux. Peu importe le texte, c'est le co-texte qui compte, la proximité sensorielle des corps autorisée par les mots aurait continué le tricotage affectif déclenché par la petite foudre.
Contrairement à ce que récitent nos stéréotypes, ce sont les femmes qui déclenchent presque toujours la parade nuptiale du mâle humain. Elles émettent un signal d'intérêt et de disponibilité, un regard appuyé, évident quand on le perçoit mais difficile à définir. Les hommes s'approchent rarement d'une femme qui ne les invite pas, sauf les violeurs ou ceux qui, à cause d'un trouble du développement affectif, n'ont pas appris l'empathie qui leur aurait permis l'harmonisation des désirs. Ce ne sont pas les canons de beauté qui provoquent l'amour amis plutôt les talents de déclencheuses d'émotions que possèdent les femmes. Les hommes ont probablement acquis la même habileté relationnelle, mais il semble que les signaux diffèrent selon le sexe.
Quand un homme est atteint d'une maladie maniaco-dépressive, il conquiert beaucoup de coeurs féminins au cours de ses accès d'euphorie. Mais, en phase de mélancolie, quand son monde reste seul car il se vide, cet homme ne perçoit plus les signaux émis par une femme intéressée. Il faut ajouter que notre développement affectif participe à la signification attribuée aux signaux que nous percevons. Beaucoup de femmes qui, au cours de leur enfance, ont appris à aimer gravement un parent triste sont exaspérées par les comportements rigolos d'un homme euphorique ou d'un baratineur sûr de lui. En fuyant un tel homme ou simplement en l'évitant, elles se mettent à l'abri de la foudre qui pourra frapper sa voisine, avide d'un homme gai qui saurait la distraire. Dans les deux cas, les signaux sont clairement perçus, mais ils prennent une signification différente selon le développement affectif des personnes: la plupart des femmes ayant acquis un attachement sécure enverront des signaux d'intérêt en direction d'hommes gais et confiants, alors que des femmes évitantes se raidiront et jetteront des regards de glace à ces mêmes hommes.
La foudre ne frappe pas au hasard, elle ne tombe que sur les paratonnerres construits pendant l'enfance, au cours de l'apprentisage des styles affectifs. Chaque futur partenaire a été bâti séparément, c'est pourquoi le hasard qui provoque la rencontre est déjà resserré puisqu'il ne peut pas entraîner l'amour de n'importe qui pour n'importe qui. Chacun ne peut rencontrer que l'objet qui lui correspond, pour lequel il a été façonné. Chacun est à la fois récepteur et acteur susceptible de trouver celui ou celle avec qui il pourra se conjuguer. Chacun frappe l'autre parce qu'il porte sur lui ce qui peut toucher l'autre.
Quand le mariage est arrangé, les déterminants sont clairement énoncés par la culture, la religion, l'apparence ethnique, ou le porte-monnaie. Mais, quand le couple est d'amour, les signaux affectifs prennent le devant de la scène et les pressions sociales gouvernent en secret. Quand une femme est bouleversée parce que cet homme, qu'elle ne connaît pas, chamboule ce qu'elle a de plus sensible, elle tente de calmer son émotion en augmentant les petits gestes dirigés vers elle-même: elle tire sa jupe, tapote sa chevelure, redresse le menton, bombe ses seins et retient un sourire. Mais dans le même mouvement autocentré, elle laisse échapper des indices d'appel. Elle ne se rend pas compte qu'elle le regarde à la dérobée, qu'elle soulève les sourcils, qu'elle plisse le coin des yeux, qu'elle met sa main devant la bouche et dessine avec son corps ému une forme géométrique qui fait savoir à l'homme qu'elle acceptera avec bonheur ses premières paroles. Il sent, il sait, mais ne sait pas pourquoi il sait. Seule une observation éthologique pourrait lui expliquer que l'émotion qu'il a provoquée en elle se traduit par un puissant appel: ses pupilles se sont dilatées, donnant à son regard un effet chaleureux qu'il perçoit nettement. Les mâles, plus sensibles aux images, perçoivent ces indices corporels et y répondent par des approches comportementales et verbales, tandis que les femelles plus sensibles au toucher, éprouvent les premiers mots comme une caresse verbale.
Si les pupilles de l'homme se dilataient, la femme s'en moquerait, alors que les premiers mots, la manière de parler constituent pour elle un échantillon affectif. Le comment de la parole masculine est plus important que ce qu'il dit, à ce moment de la rencontre. L'acte de parole maintient la proximité qui permet à toutes les autres formes de sensorialité de commencer la conjugaison des personnalités. C'est la femme généralement qui touche la première, mais elle ne touche qu'aux endroits socialement convenus. En parlant, comme ça, elle pose le bout de ses doigts sur son avant-bras. Quand il dit au revoir, elle alanguit sa main dans sa paume. Quand ils se retrouvent, elle époussette sa veste dans un petit geste qui fait semblant de n'être que maternel. Elle le frôle avec sa robe et, dans une pièce bondée, ses seins, par hasard, viennent s'appuyer sur le bras du soupirant bousculé par la foule. Tous ces petits contacts signifient qu'elle donne à l'homme l'autorisation de la toucher ailleurs, en des endroits du corps socialement moins convenus, plus intimes.
La rencontre amoureuse n'est pas si hasardeuse que ça. Le hasard ne porte que sur un tout petit choix de signifiants, comme si les amoureux disaient: "Celui (celle) que je rencontre porte sur lui (elle) ce qui parle à mon âme. Il (elle) a mis sur son corps les indices qui me touchent au plus profond de moi, parce que mon histoire m'y a rendu sensible, c'est à moi qu'il (elle) parle mieux qu'à d'autres."