S'AIMER
Je n'ai pas appris à m'aimer. Durant toute mon éducation en lieu chrétien, on nous a répété jusqu'à satiété qu'il fallait aimer les autres, mais on ne nous apprenait pas à nous aimer nous-mêmes. J'ai passé mon enfance torturé en moi-même, me haïssant à mort, exaspéré de voir que je ne pouvais attirer l'amour de mes parents, et croyant que je ne faisais rien de bon, puisqu'à chaque action inapprouvée, je me faisais talocher, alors que les bons coups passaient inaperçus, comme volontairement ignorés, peut-être même redoutés.
Je me souviens qu'en jouant avec mon jeune frère, que lorsque s'élevait en moi une puissante vague de bonheur, je m'entendais dire que ce n'était pas permis, c'est pas correct, quelque chose ne va pas. J'en étais même venu à me sentir de trop. Chaque fois que je réussissais en classe, ma mère me rappelait sévèrement, sans me féliciter (je sentais qu'elle refoulait sa joie), qu'il ne fallait pas que cela me monte à la tête: "Attention à l'orgueil", répétait-elle comme un gong sinistre répercuté à travers mon adolescence.
Non, je n'ai pas appris à m'aimer. Je me faisais dire qu'il fallait être sans défaut, édifiant, exemplaire, avoir de l'idéal, être parfait, sans faiblesse. Et surtout, qu'il ne fallait pas pécher, mais être humble et pur (cela voulait dire sans pensées ou actions sexuelles) et travailler jusqu'à l'usure contre ses défauts qui nous rendaient si détestables. Je ne dis pas que tout en cela était mauvais, mais que la vision d'ensemble était faussée.
On nous faisait répéter l'Acte d'Humilité où on demandait à Dieu:
"Apprenez-moi
à me mépriser moi-même".
La grandeur de l'homme ne faisait pas partie de la vision du monde. On était pécheur, point. La vie devait être souffrance, corvée, labeur sans joie. L'homme était vu à travers ses manques, non ses possibilités. Croire qu'on était divin s'appelait orgueil ou présomption.
On passait sa vie à vouloir bien faire, sachant d'avance qu'on était voué à ne jamais réussir. Que la vie fût une joie, un plaisir, une fête, une danse, ne montait pas à la conscience. On se cachait pour être heureux. Ne pas s'aimer, c'est ne pas aimer la Divine Présence en nous. Et s'habituer à se voir négativement, c'est inviter des actes et événements négatifs. Se haïr, c'est haïr la vie et les autres. L'amour de soi ce n'est pas l'égoïsme, cette maladie du mental émotif. S'aimer veut dire ne pas se juger, ne pas s'en vouloir, laisser être ce qui est, s'accepter assez pour n'avoir plus à chercher admiration, confirmation, approbation.
Cela veut dire que j'aime ce que j'ai été dans mon enfance, dans mon adolescence cet être peureux qui ne savait que faire pour être aimé. C'est parce qu'on ne s'aime pas qu'on est égoïste, quand on n'a pas obtenu d'être aimé comme il faut, on cherche à ramener les êtres vers soi, à les soumettre, à s'en servir comme appuis et béquilles. On est égoïste dans la mesure où l'on n'a pas été satisfait, où l'on n'est pas assez aimé. Mais comme personne ne peut nous aimer autant qu'on le voudrait, on est toujours insatisfait. Il n'y a que moi qui puisse m'aimer assez pour n'avoir plus à me reprocher ces défauts détestables. "Quel con je suis, comme j'ai été naïf, ce que je suis bête, je voudrais disparaître!"
Je voudrais être comme je l'avais rêvé à 15 ans, j'aurais voulu être le héros de la fête, invincible, inachetable, séduisant, le plus beau et le plus talentueux, mais cela n'a pas été. Et si j'en rêve toujours, c'est que je ne m'accepte pas, je ne m'aime pas. Personne ne peut le faire pour moi, personne ne peut me réveiller sauf moi.
L'amour commence par soi-même. On le disait du reste:
"Charité bien ordonnée commence par soi-même",
"Aimez les autres comme vous-même".
Le modèle, la source, le point de départ, c'est l'amour de soi, le respect absolu de ce qui nous constitue, l'admission de tout ce qui fait notre vie. Le oui complet. Se permettre d'être comme on est. Se donner la permission d'être unique et différent. Pas de culpabilité, pas de honte, pas de masochisme, pas de complaisance dans sa souffrance, pas d'autopitié. Tout cela, c'est se haïr. Cela, c'est l'égoïsme, être retourné sur soi. S'aimer, c'est s'être si bien accepté qu'on n'a plus à s'en occuper. Spontanément, on se tourne vers les autres.
Placide Gaboury
proposé par mamadomi