En fait, toute religion est une secte qui a réussi. On donne d'ailleurs le nom de secte à toute église non officielle qui concurrence les églises officielles.
Jean-François Kahn, Dictionnaire incorrect,
Plon © 2005 *
Les sectes : un combat incertain
Cette extrême — et très paradoxale — vulnérabilité de nos sociétés postmodernes aux formes de magie ou de croyances irrationnelles explique en grande partie l'embarras qui accompagne toute réflexion sérieuse sur les sectes. En droit, la lutte contre ces dernières est sérieusement organisée et codifiée. Des institutions spécialisées, des associations, des missions parlementaires, notamment la Mission interministérielle de lutte contre les sectes, créée en 1998, en ont désormais la charge. Ladite mission est venue remplacer un "Observatoire" à qui l'on reprochait son manque de fermeté. La lutte s'est donc sensiblement durcie et se mène de façon quotidienne à visage découvert. En outre, un énorme effort de documentation a été accompli depuis une vingtaine d'années. Le phénomène est maintenant assez convenablement cerné et la documentation ne fait plus défaut.
Dans la sphère médiatique, le discours antisecte s'est durci lui aussi jusqu'à devenir virulent. Cela semble indiquer qu'on n'établit aucun lien entre les crédulités qui sont jugées "pittoresques" et les sectes que l'on considère comme dangereuses. À propos de ces dernières, on parle de "pieuvre", de «"décervelage", de "danger fatal", de "nouvel esclavage", avec une unanimité aussi troublante que trompeuse. Dans l'ensemble de l'Europe, en effet, la réflexion théorique et l'élaboration de critères à propos des sectes, tout cela bute sur des contradictions. Elles exigeraient une analyse + circonspecte et mieux réfléchie. Qu'est-ce qu'une secte? Comment la distingue-t-on d'une Église? Sur quoi peut-elle fonder sa légitimité institutionnelle? Au nom de quoi la condamner dans une société dite "ouverte"? Comment combattre les sectes tout en respectant la liberté de croyance inscrite dans la Constitution? Ces questions dérangeantes alimentent une guérilla incessante entre les sectes qui refusent d'être classées dans cette catégorie et les associations qui les combattent. Cette guérilla débouche régulièrement sur le terrain judiciaire.
Elle est tout sauf paisible.
Il est vrai que certains textes législatifs visant les sectes et votés à la hâte sous la pression de l'opinion se fondent sur des notions attrape-tout comme la "manipulation mentale" (inscrite dans la loi du 12 juin 2001) qui pourrait s'appliquer, à la limite, à n'importe quelle Église constituée, au 1er mouvement associatif venu, voire à un club sportif soucieux de conditionner ses joueurs pour qu'ils gagnent. Le même concept de "manipulation mentale" pourrait encore être transposé dans le domaine de l'économie et des affaires et appliqué, par ex, aux méthodes de conditionnement de leurs cadres ou vendeurs par les entreprises adeptes du nouveau management. Pensons aux séances de motivations, aux sauts à l'élastique, aux jeux de rôles, etc.
[...]
Sur tous ces chapitres, une société démocratique prétendument pluraliste, tolérante, voire indifférente à la croyance, qu'elle relègue au domaine privé, se trouve prise au piège de ses propres principes. Comment pourra-t-elle mener, elle qui récuse toute idée de croyance collective ou de religion officielle, le combat contre les sectes? Comment engager en définitive contre les sectes une lutte qui ne soit pas elle-même sectaire? Ces dernières n'appliquent-elles pas, au fond, le principe de privatisation et d'individualisation des croyances?
Certaines d'entre elles, d'ailleurs, ne font pas que cela. Elles affirment prendre au mot le projet très postmoderne d'épanouissement de soi, de libération psychique, d'écologie intégrale et de panthéisme, projet qui s'accorde avec la sensibilité dominante. Certaines sectes, comme l'Église de Scientologie fondée par Ron Hubbard, prétendent s'inscrire dans ce nouveau rapport au monde qu'annonce l'ère du Verseau. À tort ou à raison, elles se sentent en totale harmonie avec cette postmodernité qui a émergé après le déclin des grandes croyances institutionnelles, et même grâce à lui. Au nom de quoi la société moderne, qui se prétend "anomique" (sans normes morales imposées), peut-elle combattre des sectes de cette nature?
La contradiction n'est pas si facile à surmonter. Pour certains observateurs, c'est cet embarras qui explique la violence du débat entre les sectes et la société démocratique. "L'une des raisons de la fureur antisecte vient sans doute de là: elles tranchent sur les idées et les pratiques dominantes de nos sociétés ouvertes et tolérantes, qui sont incapables de les contrer sans se contredire elles-mêmes. Pluralisme et libertés individuelles, tolérance et relativisme se doivent de laisser vivre, croître et s'exprimer des forces et des groupes bâtis sur d'autres valeurs. Le cas des sectes n'est pas foncièrement différent, sur ce point, de groupements politiques qui prospèrent en démocratie, tout en condamnant la démocratie.** "
Les sectes sont bel et bien devenues "le" problème emblématique de la société moderne. Elles renvoient en effet à celle-ci, et de plein fouet, la question irrésolue du pluralisme, de la croyance collective et de la croyance tout court. Le nombre et le succès des sectes signalent bien, en creux, l'intensité du besoin de croire et la persistance, dans les sociétés les + modernes, d'une crédulité instinctive qui laisse le champ libre à toutes les manipulations. Les espoirs que l'on fondait sur l'émancipation individuelle et la liberté de jugement se voient là battus en brèche. Confiée au libre arbitre de chacun, détachée de tout encadrement institutionnel, l'aspiration à la croyance fait de chacun une proie facile. Le conditionnement des esprits, souvent flagrant dans le cas des sectes, se retrouve dans bien d'autres domaines.
Claude Guillebaud
* La citation est de J.-F. Khan, mais l'idée a été développée par Ernest Renan, dans La vie de Jésus, 1863, Classiques des sciences sociales - UQAC, (#876) p. 205
** J-Louis Schlegel, Les sectes à l'âge démocratique, Études, décembre 1999, p. 604
proposé par mamadomi