rééd° du 21 12 2013, journée mondiale pour public averti, ^ cliquez
Méthode socratique
Socrate n'enseigne pas. Il dialogue, interroge, en conduisant le raisonnement par des questions habiles. Son but n'est pas de transmettre des connaissances, mais de pousser son interlocuteur à se mettre lui-même en question,
à examiner la valeur de ses convictions,
à user de sa raison,
jusqu'à lui faire reconnaître ses préjugés,
son ignorance, ses contradictions, ses illusions.
En bon disciple d'Eros, Socrate possède le don d'accoucher les esprits, le don de la maïeutique, qu'il dit avoir hérité de sa mère Sophronisque, une sage-femme. Il sait accoucher un être de son âme. La philosophie commence toujours par une renaissance,
lorsqu'on entre en soi-même,
dans le silence de sa conscience,
pour une épreuve de vérité.
Que sais-je de moi? Qui suis-je? Quel est mon désir? Quelle est mon essence? voilà la 1ère question philosophique. Elle ne porte pas seulement sur notre personnalité mais sur notre être, notre puissance intérieure ignorée, notre raison. C'est cette question existentielle que Socrate fait naître chez ses interlocuteurs.
"Connais-toi toi-même", telle est la devise socratique.
Par le dialogue, Socrate accouche son interlocuteur de la raison qu'il porte inconsciemment dans son esprit. Par ses questions, il le conduit à examiner sa véritable valeur:
"Toi qui dis être savant, explique-moi ce qu'est la science. Toi qui te dis courageux, dis-moi ce qu'est le courage. Et toi qui prétends enseigner la justice, apprends-moi ce qu'est le justice. Et toi qui dis aimer, peux-tu me dire ce qu'est l'amour?"
Un philosophe pose toujours la question "qu'est-ce que?" La question de l'essence. Quelle est l'essence de la justice? L'essence de la vérité? Que signifient "amour", "nature", "justice" ou "bonheur"?
Quelle est la réalité désignée par ces concepts?
Nous ne le savons pas, et c'est pourquoi il nous faut philosopher, penser par concepts.¹
Mais l'essentiel n'est pas le concept. Le concept n'est qu'un outil.
L'essentiel, c'est l'homme réel.
L'individu concret et sa vie. La personne et sa destinée.
Le soi, corps, coeur et âme.
Yuta Onoda
La méthode socratique du questionnement authentique est la pédagogie même parce que la question s'adresse à un être singulier, dans l'exercice de sa vie et de sa pensée. Elle met en jeu cet être dans son être. Elle le force à l'authenticité et à l'exercice de son jugement, par la seule force de son esprit.
"Es-tu en accord avec toi-même?" demande Socrate.
"Es-tu satisfait par ta vie?
Que désires-tu réellement et essentiellement?
Que comprends-tu réellement de ce que tu dis,
et de ce que tu penses?"
Telles sont les questions clés. Le but de Socrate n'est pas le savoir, il est de révéler un homme à lui-même, dans la vérité de son essence. C'est pourquoi on peut dire avec Kant que toutes les questions de la philosophie se ramènent à une seule:
"Qu'est-ce que l'homme?"²
Mais cette question ne doit pas être seulement comprise de manière théorique et générale. Pour être philosophique, elle doit être posée par soi et porter sur l'essence de l'humanité dans l'individu que je suis. Elle doit venir du centre de soi-même et porter sur sa propre essence, selon l'exigence subjective de l'amour. Or, ce qui définit l'homme dans son essence, c'est précisément qu'il ignore ce qu'il est, et qu'il peut se penser comme ignorant de ce qu'il est, en réfléchissant sur le sens même de cette question: qu'est-ce que être? L'homme est par essence à la recherche de son essence. Il est le seul être ayant pour essence de se poser la question de son être et du sens de son être³. C'est pourquoi un vrai maître ne transmet pas une science. Il éveille dans son disciple le sens de la question en révélant son ignorance fondamentale sur lui-même. Et la question humaine par excellence, c'est la question du sens.
Quel est le sens de ma vie?
Socrate n'enseigne pas une science, il engendre le désir de se connaître soi-même, pour donner un sens à sa vie, à sa recherche incessante du bonheur. Car là est le sens de la vie humaine. La seule science essentielle, la seule qui conduise aux autres sciences et leur donne leur sens, c'est la connaissance de soi comme sujet d'un bonheur sensé. Seule cette connaissance mène au désir de connaître les autres et le monde. Un vrai maître ne communique donc jamais une vérité, il donne à son élève les moyens de la comprendre par une démarche interrogatrice, génétique et créatrice. Pour cela, il le conduit d'abord à éprouver son ignorance sur lui-même, pour susciter le désir de se connaître. Il provoque en lui l'expérience fondatrice de la philosophie, celle de l'étonnement. C'est pourquoi l'enseignement de la philosophie doit se faire oralement, par un dialogue vivant, essentiel et existentiel. On ne peut apprendre la philosophie comme un savoir, on ne peut que philosopher,
chercher sa sagesse, pour aller vers son bonheur,
en réalisant son désir, par son propre effort de pensée.
Carlos Lerma
L'enseignement philosophique de connaissances et de concepts est utile, mais il doit être le contraire d'un endoctrinement: il doit être une interrogation en commun, une recherche vivante.
La philosophe est le contraire de l'idéologie. Elle est toujours un dialogue, au sens fort du terme: non pas un échange de paroles à plusieurs, comme on le croit généralement, mais le mouvement dynamique d'un esprit vers la vérité. Au sens strict, dia-logos signifie: recherche de la vérité par la raison. Un dialogue est le mouvement d'une pensée à travers (dia) le langage réfléchi (logos). Le dialogue ne s'oppose pas au monologue. Il s'oppose au bavardage, aux discours futiles et vains, à l'échange des opinions sans souci de sagesse. Le vrai dialogue s'effectue d'abord avec soi-même. Il advient rarement avec les autres. Car ceux qui parlent sans raison, sans respecter l'exigence de vérité du langage, ne dialoguent pas. Ce sont ces hommes qui sont dans ce que les Grecs appellent la doxa, càd l'opinion, la pseudo-pensée, le pseudo-savoir. C'est eux que Socrate veut éveiller à la raison, c'est eux qui ont le + besoin -et le plus peur- de la philosophie.
Le vrai dialogue commence
lorsqu'on perçoit en soi-même les dangers de l'opinion
et la valeur essentielle de la vérité.
Les hommes parlent généralement sans savoir de quoi ils parlent, ils énoncent des avis sans s'interroger sur leur valeur réelle et s'opposent dans les polémiques stériles parce que chacun veut avoir raison de l'autre et non connaître la réalité.
Un vrai philosophe ne polémique pas, il n'oppose pas son opinion.
Il est de progresser, de comprendre et faire comprendre la vérité,
non de dominer.
Il a compris qu'il existe un savoir unique au-delà des opinions, parce qu'il existe nécessairement une seule réalité à travers toutes les apparences, une seule vérité au-delà de toutes les connaissances. Parce qu'elle correspond à la réalité,
la vérité est toujours universelle, absolue, intemporelle.
La connaissance est toujours particulière, relative, historique.
Nos connaissances sont toujours relativement vraies, et la plupart du temps incertaines C'est pour cela que nous devons les mettre en question. Le propre de l'opinion est d'être acceptée sans remise en question. Une opinion est une idée qu'on prend pour la vérité alors qu'elle n'est qu'une connaissance partielle de la réalité, une idée incertaine. Là est la 1ère résolution et la grande révolution philospophique:
se détacher de l'opinion pour se libérer
de l'inévitable conflit qu'elle engendre par nature.
"Voici le point de départ de la philosophie: la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l'origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l'opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l'invention d'une norme."*
Carlos Lerma
Il n'y a donc de dialogue philosophique que lorsqu'on se consacre à la recherche amicale, libre et vivante de la vérité, càd de l'idée conforme à la réalité. L'unique manière de pratiquer la philosophie est de dialoguer, seul ou avec autrui, en critiquant toutes les opinions qui masquent la réalité.
La philosophie implique et produit donc une foi, càd une confiance, étrangère à toute croyance. La foi philosophique est la bonne foi, càd la foi bonne: foi dans la vérité et foi en soi-même. Parce qu'il aime la vérité, le philosophe est délivré du besoin de croire. La foi est la confiance totale dans l'idée (ou la personne que je comprends comme digne de confiance). La croyance est la soumission à une opinion que j'admets pour vraie sans la comprendre avec certitude.
La foi est un amour éclairé et éclairant, une confiance totale, lucide et joyeuse.
La croyance est un amour obscur et éteint, une adhésion partielle, illusoire et dangereuse.
Bien sûr, le philosophe n'est pas sûr de trouver la vérité. Mais il est sûr qu'elle existe -puisque le réel existe-, il la désire et fait tout pour s'en approcher par le dialogue sans jamais adhérer aveuglément et totalement aux opinions.
"Croire est agréable, dit Alain, mais c'est une ivresse dont il faut se priver. Ou alors dites adieu à liberté, à justice, à paix. Le vrai est qu'il ne faut jamais croire, et qu'il faut examiner toujours."
Un vrai philosophe ne croit donc en rien. S'il admet une opinion, parce qu'il doit choisir, c'est en y croyant le moins possible, et de la manière la + raisonnable possible. Il aime trop la vérité pour cela. Il cherche avec foi, mais n'admet rien tant qu'il n'est pas certain d'être dans le vrai. Il juge mais n'affirme rien, ne nie rien tant qu'il ne comprend pas. Il doute, et son doute est encore un acte de foi dans la vérité. Car ce doute n'exprime pas une incertitude, mais la certitude rationnelle que son idée n'est pas certaine. Un philosophe est une sceptique par essence. Non parce qu'il doute de tout (car il ne doute que de ce qui est incertain), mais que sa foi en la vérité et son amour de la sagesse le rendent constamment vigilant et questionnant (sceptikos: qui observe, qui examine).
Tertia du Toit
L'amour de la vérité libère le philosophe du besoin de foi.
"Le besoin d'une foi puissante n'est pas le signe d'une foi puissante, écrit Nietzsche. Quand on l'a, on peut se payer le luxe du scepticisme."**
Mais le scepticisme et la vérité ne sont pour le philosophe que des moyens. Son but est de posséder le bien souverain, un savoir que les Grecs plaçaient + haut que toute science et qu'ils appelaient la sophia, la sagesse.
Bruno Giuliani
¹pour une présentation + approfondie de la méthode socratique, voir Chatelet, Platon, et Goldschmidt, Les Dialogues platoniciens.
²Kant, Logique, p25
³Heidegger, Être et Temps
*Epictète, Entretiens, II
**Nietzsche, Le Crépuscule des idoles
proposé par mamadomi
rééd° du 21 12 13