Leonid Afremov
Avoir cru en toi
L'amour, c'est la relation; et la relation, la fin d'un discours fermé où le "je" ne laisse pas de place à l'autre. Un "je" qui ne s'intéresse qu'à lui, même quand il s'aventure vers un "tu".
"Quand elle me parle, j'ai l'impression qu'elle parle toute seule. Elle pose des questions, mais ne prend pas le temps d'écouter mes réponses."
Certains ne cessent de parler, mais ils ont en réalité arrêté toute vraie communication avec l'autre. Le discours est un fond sonore qui fait écran à l'essentiel: il n'a pas pour but de mieux connaître l'autre ou de se faire connaître de lui. Au contraire, il permet de ne pas se dévoiler: le débit de paroles crée une distance, interdit tout silence, évitant ainsi la réflexion et le partage. Parle-moi de toi; mais je ne veux rien savoir de toi.
"Il me demande mon avis, mais il ne veut pas entendre ce que je dis."
Toute parole de l'autre peut être vécue comme un danger potentiel: elle est intrusive, invasive. Elle pourrait réveiller des blessures passées, de celles qui ne sont pas cicatrisées et peuvent à chaque instant être ravivées.
- Si elle est critique, elle dérange l'idée que l'on se fait de soi,
- si on la juge comme décevante, elle dérange l'idée que l'on se fait de l'autre.
Et là encore, à travers l'autre l'idée que l'on se fait de soi: si tu n'es pas tel que je l'imaginais, je me déçois d'avoir cru en toi et je perds une image idéale qui me rassurait. J'aimais le sentiment que j'avais pour toi. J'aimais t'aimer. Je m'aimais à travers toi.
Ceux qui se mettent en avant et ne cessent de parler d'eux veulent en réalité éviter toute confrontation avec l'autre, et avec eux-mêmes. Ils ont trop peur de n'être pas aimés: d'entendre des mots et pensées qui iraient dans ce sens. Ils créent un espace qui ne laisse entrer personne par crainte de revivre les sensations pénibles d'un passé qu'ils veulent oublier. La vie, au travers de l'autre, par le fait d'être relation, mouvement, émotion, les "touche" trop.
"Je voudrais mieux la connaître, mais elle ne se laisse pas approcher."
Qui a trop peur de n'être pas aimé ne se laisse pas aimer.
"Je ne peux jamais exprimer ni tristesse ni colère. Je le sens si fragile; tout l'atteint."
Il est des pères et des mères dont la souffrance n'est pas dite, mais se laisse entendre, au-delà des mots, à fleur de peau. Ils sont susceptibles. Rien ne peut leur être dit sans provoquer aussitôt des réactions démesurées. Ils pleurent, se mettent en colère, ou s'enferment dans un silence réprobateur. Ou bien ils dissimulent leur sensibilité derrière une autorité et une fin de non-recevoir, des affirmations ou des refus, une ironie ou des réflexions acerbes qui ne laissent aucune place à la moindre contradiction. L'autre n'a pas la possibilité de s'exprimer.
Des enfants devenus grands apprennent ainsi à se taire et à garder pour eux leurs pensées et leurs souhaits. Par la suite, s'affirmer éveille en eux un sentiment de culpabilité: s'ils prennent position, c'est toujours aux dépens d'un autre. Dire qu'ils ont mal, c'est faire mal.
"J'ai osé lui dire ce que j'avais sur le coeur. Mais après je n'ai cessé de pleurer. Je souffrais du mal que j'avais pu lui faire."
Si je parle, je te fais mal; si me tais, je me fais mal. Que faire?
C. Bensaïd et J.-Y. Leloup
à suivre...
proposé par mamadomi