Et elle s'est toujours défendue contre eux. Le score est donc nul: l'Eglise sacralise ou diabolise le pouvoir en fonction de ses idéaux et de ses intérêts. Elle stigmatise le mauvais roi ou glorifie le bon prince qui peut d'ailleurs être le même personnage, après repentance de ses fautes et donation aux bonnes oeuvres: Henri IV (d'Allemagne), allant à Canossa, fut pardonné par le pape (Grégoire VII) et fit élire... un antipape (Clément III). Napoléon Ier, signant le Concordat, fut sacré empereur et considéré par les évêques de France comme un "nouveau Cyrus", l'égal du libérateur des juifs de Babylone. Et le vainqueur d'Austerlitz fit ce judicieux constat: "Les conquérants habiles ne sont jamais brouillés avec les prêtres."
Paul écrivait aux Romains: "Que tout homme soit soumis aux autorités exerçant le pouvoir car il n'y a d'autorité que grâce à Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Celui qui s'oppose à l'autorité se rebelle contre l'ordre voulu par Dieu et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes" (Romains 13,1-2).
Le mot grec désignant l'autorité (exousia) est un dérivé du participe du verbe "être" (ousia) qui a le double sens de l'être et de l'avoir, de l'essence spirituelle et du bien matériel. L'autorité est donc tantôt terrestre (le monarque et ses représentants), tantôt céleste (le dieu unique et ses envoyés, notamment les anges). Ce dernier constitue "les Autorités et Pouvoirs dans les cieux" (Ephésiens 3,10). Sur la terre comme au ciel, avec des êtres visibles et invisibles, ont été créés "Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs" (Colossiens 1,16).
Paul partage une croyance juive héritée des Perses selon laquelle toute autorité terrestre a son correspondant céleste. Cette double hiérarchie maintient l'ordre d'en haut et d'en bas (la révolte des anges est aussi dangereuse que celle des hommes comme le prouve la rébellion de Lucifer). A l'autre bout du monde, le taoïsme chinois possède aussi sa bureaucratie céleste, parallèle à l'administration impériale, chaque ministre de la Cité interdite ayant son homologue dans les hautes sphères.
Avec ce système de doubles commandes, le pilotage du monde est très sûr, sauf en cas d'attaque simultanée contre le double "pouvoir sacré" ou hiérarchie. Bossuet fut le théoricien de cette monarchie (et de tout pouvoir centralisé) de droit divin: "Dieu est le vrai roi... l'autorité royale est sacrée... on doit obéir au prince par principe de religion et de conscience... les princes agissent comme ministres de Dieu et ses lieutenants sur la terre" (Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte).
Mais la sainte obéissance au roi pieux a pour symétrique la juste révolte contre le tyran impie. Aux conseils de soumission de l'Epître aux Romains succèdent les messages codés de l'Apocalypse, dirigés contre "le grand dragon, l'antique serpent, celui qu'on nomme diable et Satan" (Apocalypse 12,9), c'est-à-dire Rome.
Ces deux théologies peuvent être utilisées tour à tour, voire simultanément, pour ou contre un même pouvoir. En Grande-Bretagne, le roi Henri VIII a créé une "Eglise établie" (anglicane) mais Cromwell prêcha la révolution contre cet establishment et encouragea les Eglises "non conformistes". Au mexique, les évêques catholiques prônaient la soumission au colonisateur espagnol mais des dominicains comme Bartolomé de Las Casas refusaient l'absolution aux auteurs de violences contre les indigènes.
Ces prêtres eurent des successeurs plus radicaux qui s'engagèrent dans les guérillas marxistes ou dans des gouvernements révolutionnaires (comme celui du père Jean-Bertrand Aristide à Haïti) en Amérique latine. Plus pacifique, la théologie de la libération recommanda, avec don Helder Camara, une protestation non violente contre les gouvernements conservateurs et les proprétaires terriens.
Mais dans les mêmes pays et au même moment, des évêques, des prêtres et des pasteurs bénissaient les dictatures militaires au nom de la même religion. De même, dans l'islam, la monarchie saoudienne protège les Lieux Saints du Prophète et l'or noir du pétrole dans une parfaite confusion entre richesses matérielles et spirituelles. Mais les Frères musulmans prêchent la révolution sociale au nom du même Prophète et le meurtre des tyrans au nom de la même foi.